Jeanne : du moulin de Cohorno à la vie de château…

Elle a exactement 16 ans, 10 mois et 7 jours ; et ce 2 novembre 1911, elle quitte déjà son village, sa famille, ses amis, pour sauter dans l’inconnu. Le poète dit qu’on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, et sans doute ne l’est-elle pas non plus  ayant eu la chance de vivre une enfance heureuse au moulin de Cohorno, à Plémy, dans les Côtes d’Armor,  avec un papa meunier qui prenait le temps de faire réciter les leçons et de jouer avec ses enfants. C’est une fille vive, espiègle et douée pour les études. Elle a obtenu son certificat d’études, ce qui était rare pour une fille, et elle était toujours classée deuxième aux examens du canton… “Comme Poulidor”, dira t’-elle. Mais c’est aussi une jeune fille rêveuse. Chargée de mener les bêtes au champ et ne sachant que faire de ses mains attacha la queue de 2 vaches ensemble. Elle ne se rendit compte de sa bévue qu’au moment où le troupeau commença à s’éparpiller…

1915 – Jeanne GICQUEL 21 ans

Mais pour l’heure, sérieuse ou pas, Jeanne se trouve bel et bien face à la réalité : 4ème d’une famille de 8 enfants,  elle est en route pour Lens à plus de 600 km de là où elle s’apprête à servir comme gouvernante dans une riche famille. Certes elle n’est ni la première, ni la dernière,  à « partir voyager » comme on dit. Beaucoup de jeunes filles ou de jeunes mères partent se placer à Paris, Toulouse, Biarritz, ou en Belgique comme cuisinières, bonnes ou nourrices « sur lieu », ces dernières étant les moins bien loties car elles abandonnent alors leur propre nourrisson tout juste sevré, ainsi que leurs autres enfants pour s’occuper du frère de lait. Les bretonnes sont en effet très recherchées par les familles de Paris et du Nord, notamment celles venant de Côtes d’Armor. Dans le village à côté, à Ploeuc, il existe même depuis 1889 une agence de placement pour les nourrices. “Se placer hors du pays” est donc de bon ton en ce début de 20ème siècle, surtout que cela soulage la charge de familles souvent nombreuses.

Région de Ploeuc – carte 1930

Pour autant, il faut qu’elle ait bien du courage, notre petite Jeanne pour braver l’inconnu, elle qui n’a jamais quitté son environnement que pour aller à Lamballe, à 20 km de là, vendre des bêtes avec son père.

A-t-elle choisi de partir ? la question n’a pas lieu d’être car à ce moment-là, le luxe du choix n’existe pas. Elle a certainement été encouragée à le faire. En réalité, sa sœur Victorine, de 6 ans son aînée, a déjà été placée pendant 3 ans à Lille chez la famille DELCOURT pour s’occuper des enfants. Et c’est cette famille qui a contacté la maman (de Victorine et Jeanne) pour savoir si elle connaissait une jeune fille pour un couple d’amis.  De là à y voir une opportunité à saisir, il n’y a qu’un pas…

C’est l’occasion de faire un apport d’argent car on peut imaginer que Jeanne en enverra régulièrement à ses parents. C’est surtout l’occasion –mais la jeune fille à ce moment-là n’en mesure pas les conséquences pour elle-  de sortir d’une trajectoire de vie très prévisible, consacrée aux travaux des champs et à des tâches exigeantes et peu gratifiantes.  L’occasion de s’élever socialement, même si jusqu’à la fin de sa vie elle ne reniera jamais ses origines et saura toujours rester très humble.

Donc… cap sur Lens !  Le voyage commence à L’Hermitage-Lorge, où elle est amenée par son frère aîné et le meilleur copain de celui-ci, Louis MORIN qui deviendra par la suite son fiancé, puis son époux… Elle prend un train qui l’amène à Saint-Brieuc, où elle doit attraper un autre train de nuit qui l’amène à Paris, gare Montparnasse. De là, elle doit se rendre en taxi à la gare du Nord pour prendre le train pour Lens, avec encore un changement à Arras.

Arrivée là-bas, elle est accueillie par une grande dame élégante, qui s’avère être sa future patronne. Il s’agit de Madame Marguerite-Marie SPRIET, fille d’Auguste BONTE, riche négociant lillois, président du tribunal de commerce de Lille, officier de réserve dans l’artillerie. Le mari, Charles SPRIET, est ingénieur des mines. Quand Jeanne arrive dans la famille en 1911, il y a un seul enfant, une petite fille nommée Geneviève. Elle sera très vite rejointe par un garçon en janvier 1912, puis un autre en 1913, en  1914 et en 1915, une fille en 1917, etc. (il y en aura 11 en tout, mais durant son service de 7 années, notre Jeanne s’occupera de 6 enfants, ce qui est déjà pas mal…

1917 – Jeanne GICQUEL avec 6 des enfants de la famille SPRIET-BONTE

Ecoutons-la nous parler de son expérience :

Je garde un bon souvenir de Lens. La maison située Rue du 14 juillet était une jolie demeure bourgeoise. Il y avait un petit jardin, des domestiques, une cuisinière, une femme de chambre, un cocher, (les autos sont venues plus tard). […] Nous allions à Lambersart tous les 15 jours, chez M. Bonte, le père de Mme Spriet, qui habitait un beau château, avec un immense parc et beaucoup de personnel. C’est dans le luxe que j’ai appris la simplicité d’une vie vraie, où chacun trouvait sa place en restant lui-même. Les domestiques, comme les maîtres, étaient accueillants et dignes. M’occupant des enfants, je vivais avec eux, près de leurs parents. On me servait, sans jamais me faire sentir que j’aurais pu le faire, et le cocher attelait ses chevaux pour aller me conduire à Lille pour faire quelques courses. Il portait mes paquets, toujours avec gentillesse et avec correction.

M. Bonte, ayant été député, et donc très connu, donnait de grands dîners ; c’était fastueux ; c’était toujours le soir. Cela me faisait penser à la cour de Versailles, tout était illuminé, beaucoup de serveurs en habits et gants blancs, tous les plats en argent, la porcelaine de Chine, le cristal étaient sortis.

Les voitures arrivaient ; la concierge prévenait par un coup de cloche et les invités défilaient en grande tenue dans l’immense vestibule, où se trouvaient toutes les portes des salons et des salles à manger. Première réunion au billard, et ensuite, l’un des serveurs annonçait : « M. X donnera le bras à Mme Y » et tous se mettaient à table, et tard dans la nuit, on annonçait « la voiture de Monsieur et Madame Untel est avancée ». Et la petite bretonne que j’étais trouvait cela tout naturel, sans envier qui que ce soit. J’en garde encore un agréable souvenir en trouvant que la vie m’a donné un plus grand bonheur. (1)

Château de Lambersart, propriété de M. Auguste BONTE

Jeanne demeurera sept ans au service des SPRIET, dont pendant la guerre où elle et Mme SPRIET ont dû déménager 27 fois avec les enfants (le mari et père, était alors mobilisé)  : Le Tréport, puis Ruffec en Charente, puis Jarnac, Saint-Cloud, Versailles, Lille, etc. Elle restera toujours très unie avec Mme SPRIET et les 6 enfants qui sont souvent venus la voir dans les Landes.

(1) extrait du premier cahier écrit par Jeanne en 1980 à Banos.

Voir aussi la Photothèque des personnes et des lieux

GICQUEL Jeanne, née en 1894 à Plémy (22), dcd en 1983 à Banos (40), fille de Mathurin François et de AGAR Victorine Anne , Conjoint : MORIN Louis, né en 1891 à Ploeuc-sur-Lié (22), dcd en 1973 à Banos (40), mariés le 15 décembre 1918 à Plémy (22), 3 enfants.  

Sources : Toinard, Roger, Du trou noir à l’embellie ou l’histoire de l’émigration costarmoricaine de la Révolution à nos jours, sl, 2012, 438 p.

A lire : Donatienne de René Bazin, publié en 1903, qui parle de la -triste- destinée d’une mère de famille de Ploeuc partie se placer comme nourrice à la ville pour aider financièrement sa famille




Faire l’arbre généalogique familial avec son enfant

A l’attention de mes petits-enfants, petits neveux et petites-nièces, j’ai créé un kit se composant d’un arbre généalogique plastifié, ainsi que de  planches vierges d’étiquettes et de photos à remplir. Les étiquettes sont amovibles et trouvent leur place sur les numéros correspondant à l’ancêtre concerné (pair pour le père, impair pour la mère). Les photos sont facultatives mais elles peuvent être positionnées tout autour de l’arbre.

L’intérêt de faire un arbre généalogique avec son enfant est multiple.

Pour les petits, il est en effet un peu compliqué de se situer dans la famille entre la maman de papa, la sœur du papa de maman, la belle-sœur de la femme du frère, le compagnon de la sœur du papa de maman, sans parler du cousin germain de la nièce de la fille de papi et de l’arrière-arrière-petite fille de la grand-mère de mamie !

L’idée d’un arbre généalogique “spécial enfant” est de l’amener à interroger les parents et grands-parents sur leurs propres parents et grands-parents, et plus encore : sur les souvenirs qu’ils ont de leur enfance !

De manière générale, le fait de participer à la construction de  l’arbre généalogique familial permet à l’enfant de comprendre que ses parents ont aussi été des enfants, et qu’ils ont aussi des parents, qui eux-mêmes ont été enfants, etc. Cela l’aide à consolider ses repères temporels, ainsi qu’à trouver sa place dans la famille.

De plus, cela fournit une belle occasion de partage intergénérationnel, comme de (re)découvrir avec son enfant les albums de photos, du temps où on était soi-même un petit enfant ou encore d’amener les grands-parents à raconter des anecdotes du passé !

L’arbre généalogique ainsi complété  pourra rester à disposition de l’enfant comme un jeu  ou venir décorer les murs de sa chambre.  Ce qui est certain, c’est que cet arbre lui appartient autant que lui-même appartient à cet arbre…  




Les fêtes (partie II) : nos héros de Noël

C’est une machine. Une machine à fabriquer des rêves et des étoiles dans les yeux, des cocottes en toile cirée et des fleurs en gobelets, des distributeurs de radis et des arbres à homards,

C’est une machine qui fabrique aussi des souvenirs et qui les met en réserve pour plus tard… Mais ça, nul ne le sait encore… Nul ne sait que le moment venu, le temps fera ce qu’il a toujours su faire : prendre les rêves, les étoiles, les souvenirs, et bien d’autres choses, et les enchevêtrer pour les placer dans une mémoire familiale commune…

C’est une machine qui reprend du service avec l’arrivée des petits-enfants, Elle est diablement efficace dans son fonctionnement et délicieusement non lucrative dans ses résultats, le retour sur investissement se mesurant au nombre des “ho!” et “ha!” exprimés et au volume de paillettes dans les yeux des enfants,

Mais on le sait bien : une machine ne saurait fonctionner sans ses opérateurs. Dans ce cas précis, ce sont même ces derniers –dotés chacun de leur personnalité propre et travaillant ensemble pour le bien commun–  qui sont les garants de la réussite de l’entreprise.  Car ces deux-là sont complémentaires jusqu’au bout des orteils. Chacun sait ce qu’il a à faire et dans quel pré (pas vraiment) carré il va pouvoir tirer le meilleur de lui-même, et de l’autre : à elle, l’élégance, le raffinement, la fantaisie ; à lui, l’inventivité, le pragmatisme et le gros oeuvre. Ils ont expérimenté avec succès cette complicité créative pour le plus grand bonheur de leurs enfants (cf partie I), ils la réactiveront à l’identique pour les petits-enfants. 

C’est donc elle qui, à l’approche de Noël, mais pas trop à l’avance non plus,  appuie subrepticement sur le bouton «marche» en avançant quelques idées : une ambiance, un thème, une couleur, une matière, ou juste un petit détail, la touche d’élégance qui fera toute la différence… Lui, toujours à l’affût de nouveaux challenges inventifs, commence alors à imaginer des échafaudages, des mouvements,  des mécanismes hautement improbables… relevant d’emblée le défi non exprimé du : cap’ ? ou pas cap’ ?…

A cette étape, vu de l’extérieur, le processus est encore complètement opaque. Ni les enfants, encore moins les petits-enfants,  ne sont mis dans le secret des d(i)eux. On sent pourtant que quelque chose se passe à l’intérieur du Mini-Chalet, comme un bruissement d’ailes, un fourmillement inhabituel, une effervescence de connivences…

Ce qui est certain c’est qu’à partir de là,  chacun cogite dans son coin. Quelques jours plus tard, ils  se retrouvent autour de la machine ; le prototype obtenu est disséqué, revisité et affiné, à la lumière des nouvelles représentations que chacun s’en fait : j’ai pensé que… on pourrait faire ceci… avec une mise en abîme entre ce qu’elle aimerait obtenir et ce qui lui est techniquement possible de faire. Cela passe par des croquis, des mesures, des tests…

On rabote, on sifflote, on combine, on peaufine, on bichonne, on chantonne, on jubile, on rempile, souvent tard dans la nuit, sans jamais une pointe de lassitude ni d’énervement. La machine fume, bouillonne, cliquette, foufoudindonne, cacatoème…  accueillant avec un cliquetis de plaisir le moindre grain de fantaisie qu’on veut bien lui glisser dans le mécanisme. L’objectif poursuivi est de surprendre et de ravir toujours un peu plus enfants et petits-enfants.

Et le résultat est toujours au rendez-vous car en plus d’une imagination débordante, ces deux-là ont de l’or dans les mains et sont pleins de ressources, transformant des citrouilles en carrosse et sortant de leurs besaces, à grand renfort de Supercalifragilisticexpialidocious des objets improbables qui seront aussitôt détournés de leur usage initial.

C’est ainsi que durant 20 ans les noëls familiaux ont fait l’objet de performances scénographiques époustouflantes,  sans qu’aucun sapin ni bonhomme rouge n’y soient jamais conviés !

La preuve en images…

MAITRE Bernard né en 1929 à Besançon (25), dcd en 2014 , fils de Raymond et de AYMONIER Rose et MORIN Thérèse née en 1927 à Lille (59), dcd en 2009, fille de Louis et de GICQUEL Jeanne – 3 enfants

D’autres pistes aux étoiles :

  • à voir : “Mes héros“, film d’Eric Besnard (2012), avec Clovis Cornillac, Josiane Balasko, Gérard Jugnot
  • à lire : En attendant Bojangles / Olivier Bourdeaut – éd. Gallimard



Les fêtes (partie I) : nos héros de Noël

Nous sommes en 1960. Depuis quelques mois, ils sont à nouveau des heureux parents ; c’est le premier Noël qu’ils préparent avec la conscience d’être une famille.

Au risque de me tromper, je peux imaginer qu’ils se sont maintes fois interrogés, sur le sens qu’ils veulent donner à cette fête, qui est, pour eux, avant tout religieuse. Ainsi que sur les valeurs qu’ils souhaitent transmettre de manière générale à leurs enfants. En revanche -là encore, au risque de me tromper-, je n’arrive pas à imaginer que la teneur de leurs réflexions soit complètement dissociée de leur foi chrétienne.

En 1960, Noël est en train de muter et de devenir ce qu’on connait trop bien actuellement : une grande fête de famille, associée à une opération commerciale très rentable. Les cadeaux aux enfants se sont généralisés, le Père Noël fait son entrée dans les magasins et dans les foyers pour recueillir les souhaits de ces mêmes enfants qui, pour le coup, deviennent le centre des préoccupations selon le modèle américain. On ne peut plus échapper au sapin décoré de guirlandes et de boules. Le repas de Noël devient également très normé et copieux : dinde ou chapon, saumon, bûche. On est loin de l’orange, seul cadeau offert aux enfants, comme symbole de lumière et d’opulence ! 

Il n’y a pas si longtemps, en 1951, l’église a même tenté en vain de résister à cette perte de sens en brûlant l’effigie du Père Noël devant le parvis de la cathédrale de Dijon et en dénonçant « le mensonge [qui] ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation ». L’ethnologue Claude Lévi-Strauss, alors directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études y trouve d’ailleurs l’occasion d’observer la croissance subite d’un rite.

Pour revenir à nos deux tourtereaux, il ne faut pas oublier qu’ils sont catholiques, pratiquants convaincus et engagés dans des mouvements chrétiens (groupes de réflexion notamment). Pour autant, ils  vivent leur foi de manière intelligente, ouverte et responsable. Et c’est justement –à mon avis- ce qui les poussent à résister à la pression, qu’ils perçoivent plus économique que sociale. Même si on ne peut éluder le fait que tout au long de leur vie, ils n’ont jamais vraiment agi ni pensé « comme tout le monde » et qu’une grande place a été laissée à la fantaisie et à l’inattendu. On parlerait de nos jours d’une faculté à penser « hors de la boîte » J.

Ainsi,  pour ce Noël 1960 –comme pour tous les autres à venir-, il n’y aura ni bonhomme rouge, ni sapin,  ni repas « traditionnel ».

Mais de la magie, oui ! de la fantaisie oui ! du renouvellement permanent,  oui, 1000 fois oui !!!

Mon frère, ma sœur et moi-même n’avons donc jamais eu à croire –puis à ne plus croire- au Père Noël   puisqu’il n’a jamais eu droit de cité dans la famille. Il n’était ni rejeté, ni diabolisé. Il était juste ignoré. Il existait bel et bien pour les autres, pas pour nous.

Pour autant, les cadeaux empruntaient toujours des circuits très mystérieux pour arriver jusqu’à nous. Ils n’étaient pas donnés de la main à la main, ils apparaissaient comme par magie aux endroits et moments où on les attendait le moins.

Pas de sapin non plus à la maison, mais des décors et des costumes dignes de Roger Harth et Donald Cardwell (une référence à l’émission « Au théâtre ce soir » que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître). Une féérie toujours renouvelée, des décorations raffinées,  toujours préparées en secret et que nous découvrions à un moment donné, moment qui était lui aussi minutieusement choisi. Rien n’était laissé au hasard en terme d’effet surprise !  Nous avons ainsi eu droit à des pistes aux étoiles, des Noëls citrouilles, un « sapin » fabriqué avec de vieux skis, etc.

Voici quelques exemples de décorations imaginées et mises en œuvre par nos parents dans les années 1960, pendant que nous dormions :

Source : photos famille

Pour ce qui est de repas, jamais de dinde aux marrons (il a fallu attendre l’âge adulte pour voir à quoi cela ressemblait, et vouloir l’oublier tout aussi vite !). Dans ce domaine aussi, le renouvellement était permanent, ainsi que la fantaisie… A Noël (comme à tout autre moment de l’année), on pouvait tout aussi bien manger des frites (faites maison et dans un cornet comme dans le Nord !), que des crêpes. Ou bien faire un repas à l’envers, à savoir : commencer par le dessert et finir par l’entrée. Ou encore : installer la table dans chacune des pièces de la maison (sauf dans les WC !). Ou encore : changer de place à chaque plat, etc.

A côté de cela, jusqu’à notre adolescence, la prière était de mise, ainsi que la messe du soir, du lendemain ou de minuit, selon la programmation du moment… Ajoutant d’ailleurs un peu d’inhabituel et de magie à l’évènement (même si parfois cela pouvait paraître long et barbant !).

Il y avait vraiment un mélange des genres, une vision moderne de la vie et de l’éducation qui cohabitait avec un attachement sincère à des valeurs religieuses familiales. En y repensant, je crois vraiment qu’au départ le choix de nos parents de ne pas donner crédit aux symboles classiques de Noël était motivé par la manière dont ils voulaient vivre leur foi avec leurs enfants. Mais je crois aussi qu’ils se sont laissés prendre à leur propre jeu, chacun trouvant sa place dans un rôle qui lui allait à merveille : elle comme créatrice-modiste, lui comme inventeur-bricoleur de l’impossible. Et enfin, en tant que couple, comme super-parents, puis super-grands-parents (comme nous le verrons dans la 2ème partie) faisant d’eux nos héros de Noël

MAITRE Bernard né en 1929 à Besançon (25), dcd en 2014 , fils de Raymond et de AYMONIER Rose et MORIN Thérèse née en 1927 à Lille (59), dcd en 2009, fille de Louis et de GICQUEL Jeanne – 3 enfants




Lui, Louis, notre poilu…

Quand l’armistice est signée le 11 novembre 1918, il a 27 ans et il ronge son frein… il est en effet cloué au lit à l’hôpital de Mamers dans la Sarthe à cause d’une méchante blessure. Or trois jours auparavant, il a reçu sa permission pour pouvoir rejoindre sa fiancée et se marier. Et il a hâte !…. Alors bien sûr, ce 11 novembre, au moment de l’annonce du cessez-le-feu à 11h, il participe aussi à la liesse populaire au son des cloches et des clairons. Il y a de quoi ! La guerre a fait en France plus d’1,4 millions de morts, dont un tiers de ceux qui avaient entre 19 et 22 ans en 1914. C’est son cas, mais lui, même s’il est blessé, est au moins vivant. Il se demande bien par quel miracle… Même si sa foi lui suggère que Dieu a quelque chose à voir là-dedans… En tout cas, malgré le désarroi qui l’assaille immanquablement, il est loin d’estimer –comme le feront sans doute ses petits-enfants ou arrière-petits-enfants plus tard- que si Dieu existait il n’aurait pas permis une pareille hécatombe…

Pour lui (ou Louis, puisque c’est son prénom), cela marque l’espoir d’en finir avec 6 années d’engagement militaire car en 1914, quand la guerre éclate, il était déjà depuis 2 ans sous les drapeaux … pas de pot !

6 années, 6 longues années (+1 comme nous le verrons plus loin), dont 4 sacrifiées totalement à la  guerre, il faut essayer d’imaginer ce que cela représente pour un jeune, on leur doit au moins ça à nos ancêtres : tenter quelques minutes de se mettre à leur place. On te fait rentrer de force dans un tunnel à 20 ans et avec de la chance, tu en ressors à 27 ans, au mieux atterré, au pire complètement cassé ou maboul. Il a beau avoir été élevé dans un esprit patriotique (« servir son pays est un devoir et un honneur » est une des phrases de propagande largement diffusée à l’école), il n’en reste pas moins qu’à un certain moment, notre ancêtre Louis a certainement eu des doutes et pressenti que lui, comme tous ses compatriotes, étaient envoyés au casse-pipe, ni plus, ni moins. D’autant que cette foutue (ça c’est moi qui le dis, pas lui Louis!) guerre, il a eu l’occasion de l’expérimenter non seulement  dans ses tripes, mais aussi dans sa peau. Il gardera dans la jambe des débris de grenades qui le feront souffrir toute sa vie et dans la tête bien des images atroces qu’il taira, voulant sans aucun doute préserver ses enfants, puis ses petits-enfants. C’était un taiseux bienveillant et attentif, comme on en fait plus.

Et ce 11 novembre, jour d’armistice, il ne peut s’empêcher de faire un travelling arrière : en août 1914, il est parti comme beaucoup de jeunes bretons appartenant au 47ème régiment d’infanterie de St Malo, non la fleur au fusil comme cela a été dit (eh oui, il fallait l’entretenir cette flamme patriotique !), mais bien certainement avec la peur au ventre. Il est alors dirigé vers l’endroit où on a le plus besoin de chair fraîche : plouf, plouf… ça sera l’Aisne où se joue une belle vraie grande bataille… histoire de le mettre en jambe. En l’occurrence, c’est son bras qui sera  touché par une balle fin août. Mais qu’à cela ne tienne, après un repos réglementaire,   il repart « comme volontaire » -cette indication trouvée dans ses états de service me laisse dubitative, le document ne donnant pas de précision sur les circonstances dans lesquelles s’exerçait ce libre choix-  vers le front, du côté d’Arras… où il est à nouveau blessé en novembre… au bras gauche cette fois.  On pourrait se dire qu’il le fait exprès notre petit Louis, qu’il s’inflige des mutilations pour le coup vraiment volontaires, comme de nombreux camarades de tranchées pensant se soustraire au combat…  sauf que non, pas du tout, car cette fois, il aurait pu y perdre la vie –et celle de ses descendants par la même occasion- s’il n’avait eu dans son portefeuille une médaille de la Vierge Marie (encore merci mon Dieu !)  qui dévia la balle de la trajectoire du coeur. Donc, évacuation puis 3 mois de soins à Bordeaux, et… et… ? suspens…

Et bien hop ! on y retourne… oyé oyé !  En 1915, le front, la patrie, le champ d’honneur, et plus tard les monuments aux morts, ont besoin de toujours plus de soldats, volontaires ou non, jeunes ou moins jeunes. Peu importe ! l’histoire, elle, ne retiendra pas grand-chose de cette jeunesse torpillée et de ces familles décimées. De toute façon, ces jeunes soldats, ils n’ont pas le choix : s’ils refusent d’aller au combat,  ils passent en conseil disciplinaire. Et certains, pour l’exemple, sont même fusillés sur le champ (pas d’honneur, celui-là !).

Donc, comme dit : pas le choix… (ou si je voulais user d’un mauvais jeu de mots : pas de bras… pas de chocolat…), il repart pour participer aux batailles de Champagne (septembre-octobre 1915) de la Somme et de Verdun (1916). Bref, il les a a peu près toutes faites… Alors oui, c’est vrai, il obtient à cette occasion une citation relevant ses actes de bravoure, ainsi que la Croix de Guerre, mais qu’est ce qu’une citation et une croix à côté du miracle d’être toujours vivant ? Son meilleur ami, Mathurin GICQUEL, frère de sa future, avec lequel il a passé toute son enfance,  n’a pas eu cette chance : il est mort à Assevillers en Picardie le 5 septembre 1916, à l’âge de 29 ans. Mais attention : mort pour la France !!! Quand il l’a appris, cela a dû lui faire un sacré choc à notre petit Louis et entraîner un peu plus vers le bas le curseur du patriotisme.

Pour lui,  ça n’est pas fini : en juillet 1917, il est envoyé à Epinal, non pour recevoir une belle image, mais pour suivre un cours de Chef de Section. Puis, fort de ce titre,   il rejoint un nouveau régiment qui intervient … devinez où ?…  à Verdun ! Mais quelle chance il a d’y retourner !!! Mais comme on dit : quand on aime… on ne compte pas, et surtout pas pour grand chose… C’est là qu’il est blessé par une grenade à la jambe gauche lors d’une attaque dans le bois de Lassigny, dans l’Oise. Quand on voit le bilan des courses là-bas (villages complètement détruits, routes défoncées, population décimée), on se demande comment certains, dont il fait partie, ont pu en réchapper…

C’est ainsi qu’en ce 11 novembre, il se retrouve dans une chambre d’hôpital dans la Sarthe… La boucle est alors bouclée (facile à dire quand on ne fait que relater 7 ans d’une vie d’un ton léger…), on imagine avec quel soulagement ! et certainement avec un « plus jamais ça » qui lui étreint le cœur… Il a dû y croire mordicus, on ne retourne pas deux fois en enfer ! Le 12 décembre 1918, il partira dans les Côtes d’Armor pour se marier, sa permission étant valable jusqu’au 13 janvier 1919 (waouh ! un congé de ouf !!!). Il retournera ensuite à Limoges et c’est seulement en août 1919, après 7 ans dans l’armée !, qu’il sera enfin démobilisé… A ce moment là, il est loin d’imaginer que 20 ans plus tard, ils seraient à nouveau rattrapés par la guerre, lui, son épouse et leurs 3 enfants…

Voir aussi la Photothèque Personnes

MORIN Louis, né en 1891 à Ploeuc-sur-Lié (22), dcd en 1973 à Banos (40), fils de Jean et de LECOUTURIER Mathurine, Conjoint : GICQUEL Jeanne, née en 1894 à Plémy (22), dcd en 1983 à Banos (40), mariés le 15 décembre 1918 à Plémy (22), 3 enfants.  




Acte de mariage : annotation mystérieuse

Enoncé du problème

14 avril 1858 : Gaspard TOURLAQUE et Marie Joséphine LAILLET se marient à Aboncourt, petit village de Haute-Saône. Gaspard, 29 ans, est fils de Pierre et de Louise DUNAUX, décédés du choléra (cf article), respectivement le 11 août et 29 août 1854, Il est noté dans l’acte de mariage que « lesdites naissances et décès [sont] constatés par les registres de l’état-civil de cette commune que nous avons sous les yeux ». Or, en marge de l’acte de mariage susmentionné (ABONCOURT 1853/1862 NMD – p. 55/112), on trouve une annotation qui semble pour le moins contradictoire avec l’acte de mariage…

Sur notre interpellation, et conformément à l’avis du conseil d’état du quatre thermidor, an treize, ledit Tourlaque Gaspard nous a déclaré par serment, que le lieu de décès et du dernier domicile de ses aïeuls et aïeules était inconnu, et les quatre témoins ci-après nommés nous ont également affirmés sous la foi du serment qu’ils connaissaient bien le futur, mais qu’ils ignoraient le lieu de décès et du dernier domicile de ses ascendants.

Cette annotation semble incompréhensible puisqu’elle vient contredire l’acte de mariage lui-même qui indique le lieu de décès des parents de l’époux. Et on ne peut imaginer à notre époque avoir besoin de se préoccuper du sort des grands-parents quand il s’agit d’un mariage entre personnes consentantes et majeures.

Et pourtant, et pourtant… il s’agit bien là des grands-parents dudit Gaspard TOURLAQUE

Solution du problème

La réponse nous est donnée par Maurice Garden, dans son ouvrage “Un historien dans la ville” (1), chapitre intitulé “Mariages parisiens à la fin du XIXème siècle : une microanalyse quantitative” :

En règle générale, personne, même s’il est majeur, même s’il est veuf ou divorcé, ne peut contracter union sans le consentement de ses parents. Cela signifie que tout nouvel époux doit prouver que ses ascendants sont vivants ou décédés. S’ils sont vivants, ils doivent obligatoirement « consentir » au mariage de leur fils ou de leur fille, quel que soit son âge. Leur consentement peut être direct, assuré par leur présence physique à la cérémonie du mariage et leur signature sur le registre des actes ; il peut être remplacé par un acte notarié adressé à la mairie qui affirme leur consentement. Si les deux parents d’un nouveau conjoint sont décédés (ce que prouve un double de leur acte de décès), il faut encore faire la preuve qu’aucun aïeul ne survit : si c’est le cas (et l’acte de décès des parents sert de preuve pour connaître la survie ou le décès de leurs parents, ce qui n’est pas toujours observé), l’officier d’état civil doit exiger le consentement de tout aïeul paternel ou maternel survivant, soit par sa présence effective, soit par un acte notarié. Le plus souvent, le maire se contente de la déclaration des époux et des témoins qui affirment “bien connaître le (la) futur époux (épouse), et que tous leurs ascendants sont décédés, mais qu’ils ignorent la date et le lieu de leur décès”. 

(1) Garden, M. 2008. Un historien dans la ville. Éditions de la Maison des sciences de l’homme. doi :10.4000/books.editionsmsh.9936




Et si on parlait… épidémie ?

Pierre et Louise,  70 et 64 ans, couple de non-retraités par obligation, habitent à Aboncourt, un petit village de Haute-Saône dont la population atteint tout juste 300 âmes, dont beaucoup en peine et vivant plutôt mal que bien de l’exploitation des vignes, du bois et des céréales. Pierre et Louise sont d’ailleurs journaliers dans les vignes, c’est-à-dire qu’ils se tuent au travail 10 à 15 h par jour, gagnent des clopinettes, sont dehors par tous les temps et  ne savent même pas si le lendemain ils auront du boulot…  

Leurs 3 enfants, 35, 33 et 26 ans, toujours célibataires sont logés à la même enseigne. Tout ce petit monde vivant sous le même toit est aussi tributaire des conditions météorologiques et de la qualité des récoltes. Or en 1852 et 1853, ces dernières ont été quasiment nulles et le prix du blé a flambé. De plus, l’hiver 1853-1854 a été précoce et rude, le printemps anormalement chaud et le début de l’été anormalement pluvieux. D’où de mauvaises conditions de travail (ou pas de travail du tout), une misère extrême, des privations et le retour dans les foyers de la fièvre typhoïde dûe à cette époque à la consommation d’eau infectée par la bactérie.

Comme si cela ne devait pas suffire, en juin 1854, le choléra commence à faire son apparition en Haute-Saône. Certes, cette sympathique maladie était déjà connue puisqu’en 1832, puis en 1848, elle avait déjà décimé une bonne partie de la population parisienne, faisant à chaque fois environ 18’000 victimes.  Pour autant, rien ne permettait aux autorités d’anticiper quoi que ce soit : des hôpitaux, il y en a très peu, cantonnés dans les grandes villes et ils n’ont pas encore la mission médicale qu’on leur connait. Les médecins vivent aussi majoritairement en ville, et ils n’ont ni les connaissances, ni les ressources nécessaires pour faire face.  Bref… on ne connaissait pas le luxe de pouvoir anticiper, polémiquer ou se confiner . Pas de débats ni guerres intestines sur le sujet des masques, des tests, des vaccins… quelle chance  !!!

A Aboncourt, les deux premiers décès attribuables au choléra interviennent le 21 juillet 1854. C’est le début d’une longue série qui va se poursuivre jusqu’au 8 septembre.  Dans ce petit village de 300 habitants, il y aura au total 35 décès de personnes atteintes par le choléra. C’est 7 fois plus que la mortalité habituelle !

Pierre et Louise ont certainement lutté contre la maladie. Ne faisant pas partie des premières victimes, ils ont peut être même pensé qu’ils y échapperaient. Et pourtant… pourtant…

Le 11 août 1854, Pierre TOURLAQUE, manouvrier vigneron rend son dernier souffle à deux heures du matin à son domicile. Il a alors 70 ans. Son décès est déclaré le jour même par son fils, Gaspard,  accompagné d’un voisin.

Et le 29 août 1854, c’est au tour de sa femme,  Louise DUNOT d’y passer dans les mêmes conditions (à une heure du matin, à son domicile). Cette fois, ça n’est pas un de ses fils qui vient déclarer le décès. Faisaient-ils partie des nombreuses personnes ayant pris la fuite entre temps ? On ne le saura jamais… et à vrai dire, cela importe peu !

Ce qu’on retient, c’est le bilan… Désastreux.  Les résultats du dénombrement de la population en 1856 accusent dans le département de la Haute-Saône une diminution d’1/10ème de la population  (33’000 âmes sur 347’000). Pendant quelques temps, le nombre moyen des décès a été de 300 à 350 par jour dans ce seul département !

La Haute-Saône était au 3ème rang des départements les plus touchés. Gy, non loin d’Aboncourt, a été l’épicentre de cette terrible épidémie (30 à 60 décès par jour mi-août). Les sujets de 46 à 50 ans et les vignerons, très nombreux dans la région,  étaient les plus touchés.  

Les environs de Gy, épicentre de l’épidémie de choléra en 1854
Infographie_Choléra_1854

TOURLAQUE Pierre né en 1784 à Aboncourt (70), dcd en 1854, fils de Claude et de GELIN(OTTE) Jeanne et DUNAUX ou DUNOT Louise née en 1789 à Aboncourt, dcd en 1854, fille de Jean Baptiste et de MOUREY Antoinette – 4 enfants, dont Gaspard TOURLAQUE qui a eu une fille, Joséphine, mariée avec Stéphane AYMONIER. Ce couple a eu une fille, Rose AYMONIER, GMP.

Sources : Niobey, P.-Alphonse (Dr), 1858. Histoire médicale du choléra-morbus épidémique qui a régné en 1854 dans la ville de Gy (Haute-Saône) – https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5421526s – Bourdelais P., Demonet M., Raulot J-Y. 1978. La marche du choléra en France : 1832-1854. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 33ᵉ année, N. 1, 1978. – 1865. Note statistique sur le choléra de 1832, 1849 et 1854 in Journal de la société statistique de Paris, tome 6 (1865)




18 ans… le bel âge ?

Elle a 18 ans, le bel âge, dit-on… C’est une adolescente, vivante, joyeuse, impliquée… Ce 18 mai 1940, avec sa maman,  elle fait un dernier tour de la maison. Le reste de la famille, son frère, 17 ans, sa sœur, 12 ans, et son père sont déjà en bas, avec les valises. Elle voudrait retenir la course du temps, avoir encore quelques heures pour s’imprégner du souvenir des instants d’exception vécus dans cette maison. Les parties de cache-cache avec les petits, les conciliabules secrets avec son amie Jacqueline GUILBERT,  les repas pris en famille dans le grand salon… Elle sait, elle sent déjà que rien ne sera plus comme avant.  Tout est allé trop vite en quelques mois. Elle jette un ultime regard sur tous les chers objets qui composent sa chambre, témoins de ses premières déceptions comme de ses premières espérances… C’est là aussi qu’elle a décidé la veille de commencer un journal intime qui la suivra dans ce périple singulier les menant, elle et sa famille, du nord au sud-ouest de la France… 



MORIN Marie-Louise, née en 1920 à Loos-lez-Lille (59), dcd en 2016 à Madagascar, fille de Louis (GPM) et de GICQUEL Jeanne (GMM) – pas de conjoint

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La mobilité avant l’heure…

Il a 21 ans et vient tout juste de terminer ses études à l’école nationale professionnelle d’horlogerie de Besançon (spécialité : petite mécanique de précision). Il a aussi mis fin à 9 ans de scoutisme durant lesquels sa persévérance et sa rigueur lui ont permis de gravir les échelons, louveteau, éclaireur, puis routier. Pour autant, il s’est déjà forgé une très haute et noble opinion de la liberté individuelle, qui comprend celle de penser par soi-même, de s’exprimer et d’agir sans contrainte. C’est aussi pour lui de se déplacer librement et de choisir ses activités et son mode de vie en toute indépendance… C’est ce qui va l’amener dans les dix années qui vont suivre à changer chaque année de lieu d’habitation et presque autant de travail…



MAÎTRE Bernard, né en 1927 à Besançon, dcd en 2014, fils de Raymond (GPP) et AYMONIER Rose – Conjointe : MORIN Thérèse, 3 enfants

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Une fine mouche !

Elle a onze ans. Sa famille et ses amis l’appellent Mouche, peut être à cause du minuscule grain de beauté qu’elle porte au cou et qui à l’âge adulte agrémentera très élégamment son décolleté ? Plus vraisemblablement en sa qualité de petite dernière dotée d’une belle vivacité… Une fine mouche en vérité.

Son prénom « officiel », elle le tient d’une sainte très populaire. Elles ont toutes deux en commun un caractère joyeux mais bien trempé, et une grande sensibilité. Car, en bons bretons qui se respectent, ses parents sont catholiques pratiquants. Pas du genre à coasser dans les bénitiers, non ! De nos jours, on dirait plutôt : « catholiques militants » tant ils vivent leur foi au quotidien, de manière engagée et responsable, à l’image de l’abbé Paul Six (1), figure emblématique des premiers prêtres ouvriers, qui vient souvent leur rendre visite.

« Au Boulevard » (2), la porte est toujours ouverte, la maison toujours pleine ; l’assiette du pauvre est là, accompagnée souvent du pauvre qui va avec. On ne compte plus le nombre d’occasions où les parents ont été pris en flagrant délit de bonne action… à en faire pâlir un chef de patrouille scout ! Un frère bien démuni face à la maladie de sa femme ? qu’à cela ne tienne, on reçoit deux de ses enfants en pension durant trois ans. Des amis dont le père, divorcé, est empêché de voir ses quatre enfants ? Qu’il vienne donc exercer son droit de visite hebdomadaire à la maison…

D’ailleurs, des enfants, il y en a toujours partout… et tout le temps… Le groupe de base est constitué par les trois Morin, formant des couples avec les quatre GUILBERT, Marie-Louise avec Jacqueline, Jean avec Georges et le petit Jean, et Thérèse avec Mimie. Toutes les vacances, tous les congés, ils les passaient ensemble. Un groupe auquel viennent se greffer les cousins ou les enfants de passage. Tout ce joli monde s’égaie dans le jardin, immense (un jardin ouvrier comprenant une dizaine de parcelles), arpente les allées en vélo, se déguise, invente des pièces de théâtre, les plus grands s’occupant des petits. Les joies des jeux en bande elle connait, raison pour laquelle elle aura tant de plaisir à voir ses enfants, puis ses petits-enfants plus tard, renouer avec cette pratique collective.

Très souvent, ils ont la visite de l’abbé Jean (3), un prêtre plein d’enthousiasme et de joie de vivre, inventant des jeux, jouant au foot et apportant avec lui des films de Charlie Chaplin.

A quoi pense t’on quand on est une petite fille de onze ans ? aux fous rires et aux parties de glissades dans les escaliers bien cirés, partagés avec le frère, la sœur, mais aussi le papa, complice des nombreuses extravagances de ses enfants ? Aux instants d’exception passés avec la grande amie Mimie, des difficultés à se quitter en fin de journée occasionnant de multiples aller-retour entre les deux maisons, l’une raccompagnant l’autre, qui raccompagne l’une, etc. etc. ? Au chat Noirou, qui chaque jour escorte jusqu’au portail le papa partant en vélo au travail, et qui va se poster pour l’attendre au même endroit dix minutes avant son retour ? Aux immenses parties de cache-cache avec la « bande » dans la maison château que possède la famille GUILBERT ? et au plaisir un peu bravache de passer entre les jambes du grand-père, Georges POTIE, député-maire de la ville, et de se poursuivre dans le grand parc, sous le regard amusé des employés de maison ?

Oui sans doute qu’elle pense à tout ça, la petite Mouche. Et certainement à bien d’autres choses. Car de tels bons souvenirs permettent à l’enfant qu’elle est de tenir à distance les mauvaises nouvelles qui envahissent son quotidien : l’Allemagne nazie qui gagne du terrain ; le masque à gaz qu’elle doit emmener partout, même à l’école. L’incertitude qui grandit chassant chaque jour les derniers résidus d’insouciance. Elle sent l’inquiétude de ses parents, de sa sœur aînée, qui hier soir ont préparé les bagages… au cas où… Partir oui, quitter Loos, la maison du Boulevard, demain… 18 mai 1840… fuir les bombardements, les alertes, mais dans quelle direction ? et avec quel moyen de locomotion ?
Celle qui n’a que onze ans a forcément peur, mais elle ne le dit pas, ne voulant pas rajouter des peines supplémentaires à sa famille. Elle aimerait tant pouvoir partager ses craintes avec sa grande amie Mimie. Et dans ces moments, elle lui en veut de l’avoir abandonnée, emportée un an 1/2 plus tôt par la pneumonie…

(1) abbé Paul Six (1860-1936) (2) 61 Boulevard de la République à Loos (59) (3) abbé Jean Tack, aumônier à Loos-lez-Lille

MORIN Thérèse née en 1927 à Loos-lez-Lille (59), dcd en 2009, fille de Louis (GPM) et de GICQUEL Jeanne (GMM) – conjoint : MAÎTRE Bernard, 3 enfants

En savoir plus :

  • Chaline Nadine-Josette. Le catholicisme social dans le Nord au début du XXe siècle. In: Revue du Nord, tome 73, n°290-291, Avril-septembre 1991. Cent ans de catholicisme social dans la région du Nord. Actes du colloque de Lille, 7 et 8 décembre 1990. pp. 305-314. DOI : https://doi.org/10.3406/rnord.1991.4640