Tout dernièrement, j’ai lu avec grand intérêt La Chambre des officiers de Marc Dugain. L’auteur y raconte l’histoire de son grand-père, Adrien, jeune officier du Génie, qui lors d’une opération de reconnaissance au tout début de la guerre est défiguré par un éclat d’obus. Il devient alors une gueule cassée. « Il ne connaîtra pas les tranchées boueuses, puantes et infestées de rats. Il ne connaîtra que le Val-de-Grâce, dans une chambre réservée aux officiers, pièce sans miroir où l’on ne se voit que dans le regard des autres. Adrien y restera presque cinq ans pour penser à l’après, pour penser à Clémence qui l’a connu avec son visage d’ange » (extrait de wikipedia).
Chez moi, cette lecture a inévitablement fait écho avec celle de l’excellent Au-revoir là-haut de Pierre Lemaître, contant l’histoire d’Edouard Péricourt, une autre gueule cassée.
Pour autant, je ne pensais pas avoir l’occasion d’évoquer le sujet dans ces lignes car à ma connaissance, nous n’avons pas eu d’ancêtre à qui cela soit arrivé. Quand bien même : rares sont ceux qui ont trouvé le courage d’en livrer un témoignage personnel. Et pourtant…
En faisant des recherches sur notre grand-père paternel –encore et toujours !-, j’ai trouvé la trace d’un de ses très bons amis avec lequel il a fait ses premières armes en tant que professeur de Lettres. Ils habitaient dans la même résidence, Square Castan à Besançon, comme en attestent les relevés du recensement de 1926.
François Eugène BEAUQUIS –c’est son nom- est né en 1897 à Marcellaz-en-Albanais (74). Quatrième enfant d’une famille qui en comptait 6, il était fils de cultivateur. On le retrouve pourtant à la veille de la guerre étudiant à Fribourg en Suisse (source : fiche matricule 208 – Recrutement Annecy – 1917). Pourquoi, comment, pour lui qui venait d’un milieu très modeste ? je n’en ai pour l’instant aucune idée.
Toujours est-il qu’il a à peine 19 ans (!) quand il est mobilisé. Il est alors soldat signaleur-téléphoniste au 97ème régiment d’infanterie alpine de Chambéry. Mais laissons-le nous expliquer lui-même la suite de l’histoire
Cela se passait… en des temps très anciens…, le 24 juillet 1918. Mobilisé à l’âge de 19 ans à peine, j’étais soldat signaleur-téléphoniste à la 2 C du 97e régiment d’infanterie alpine de Chambéry. «Bleuet » de la classe 17, après une très courte période d’instruction dans un camp de la Drôme puis à l’arrière du front des Vosges, j’avais participé sans anicroche à différentes opérations plus ou moins meurtrières en Alsace et surtout en Picardie (Lassigny – Le Piémont : mars 1918). Bref, ce soir-là, 24 juillet, après avoir été engagé dans la deuxième bataille de la Marne (région de Dormans) destinée à enrayer la formidable offensive allemande menée par Ludendorff, mon unité se trouvait lancée en une contre-offensive difficile dans la forêt de la Montagne de Reims. En fin de journée, malgré notre épuisement, l’ordre arriva de tenter un « coup de main » sur un boqueteau occupé par l’ennemi.
Tout semblait calme et propice à une attaque par surprise. Mais dès que nous essayâmes de déboucher du «Bois des Dix Hommées», ma section fut accueillie par un feu très nourri de mitrailleuses et une averse de «88» autrichiens. Soucieux de ménager la vie de ses hommes, l’officier qui nous commandait fit passer la consigne : « Planquez-vous derrière les arbres et attendez mes ordres ! Je vais demander l’appui des tanks ! ». En 1918, l’infanterie française était assez souvent solidement épaulée par les fameux petits chars « Renault », moins lourds et plus faciles à manœuvrer que les mastodontes de l’armée britannique, alors que les Allemands n’en avaient pas… ou presque pas. Pour ma part, je n’en ai jamais vu. Nous voilà donc disposés en tirailleurs, mes camarades de combat et moi, derrière un rideau de sapins, à l’orée du bois où sifflent les balles… et nous attendons. Tout à coup, sur notre gauche, le ronflement caractéristique des petits « Renault » et aussitôt des explosions brutales d’obus ! J’entends mon voisin crier : « Pourvu que ces vaches-là ne nous tirent pas dessus ! ». Au même instant, j’avais la tête traversée par un éclat d’obus de 37 et je tombais comme une masse.
Mes camarades m’ont vraiment cru mort et m’ont alors abandonné pour continuer l’attaque avec les tanks. Je ne sais combien de temps je restais étendu au pied d’un sapin… Quand je revins à moi, les premiers réflexes de l’instinct de conservation jouèrent comme un mécanisme automatique. Je portai la main à mon visage et vis qu’elle était rouge de sang… « Tiens ! Je suis blessé ! ». Je sentis quelque chose de dur au coin de mon œil gauche. L’éclat d’obus, après avoir fracturé le maxillaire inférieur droit et perforé le palais, s’était arrêté au bord de l’orbite. J’essayais de bouger mais j’étais absolument sans force, ayant perdu la presque totalité de mon sang. Je garde aujourd’hui encore, comme de précieuses reliques, un carnet de tranchée et un petit livre de piété dont les pages sont agglutinées de sang noir coagulé. Et pourtant ces deux objets étaient dans la poche intérieure de ma tunique bleu-horizon.
J’appelai au secours… Non loin de moi, un jeune sous-lieutenant frappé d’une balle au ventre réclamait sa maman…. Aucune réponse. Les copains avaient disparu dans la nuit qui tombait, car déjà, à l’horizon, le soleil rouge s’était couché derrière les sapins noirs…. Je me rendis compte à ce moment-là, —sans aucune crainte, je puis l’affirmer —, que j’allais peut-être « passer l’arme à gauche »… Nous avions vu tant de morts que la mort nous semblait naturelle. Et puis… c’est si facile de mourir à 20 ans, surtout dans le feu de l’action ! Dans mon esprit se déroula alors le film de mon enfance et de ma jeunesse : je revis mon père, ma mère, mon pays natal… Ce que je raconte n’est pas du roman d’imagination mais la réalité vraie, telle que je l’ai éprouvée par moi-même. Comme j’ai le grand bonheur d’être chrétien, je songeai à l’au-delà et j’implorai le secours d’en-haut. Par un phénomène curieux mais qui est encore un de ces « petits faits vrais » qui, selon Stendhal, sont le véritable fondement de la vérité historique, la supplication qui me vint naturellement au bord des lèvres, ce fut la première prière qu’une bonne voisine m’avait apprise alors que j’avais quatre ou cinq ans : le Memorare de Saint Bernard : «Souvenez-vous, ô très douce Vierge Marie, qu’on n’a jamais entendu dire qu’aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection ait été abandonné… etc. ». Cette prière, je l’ai récitée, ou plutôt je l’ai criée, non pas une fois, mais quatre ou cinq fois successives. A un moment donné, comme j’étais toujours couché sur le dos et que les obus du tir de barrage ennemi ouvraient des cratères tout autour de moi, la terre projetée en l’air, en retombant, m’emplissait la bouche et je ne pouvais plus lancer ma prière… Je me tournai sur le côté droit et je levais de temps en temps le bras gauche pour donner signe de vie et signaler ma présence… Mais… toujours personne. La nuit maintenant était plus noire. Où donc étaient mes camarades de combat ? J’étais seul, « couché dessus le sol à la face de Dieu ».
Soudain j’entends un bruit de pas rapides dans le fourré voisin. Qui était-ce ? Un Français ? Un Allemand ? Peu m’importait dans l’état où j’étais ! Un homme se précipite sur moi : « Comment ? C’est toi ? On m’avait dit que tu étais mort !… Dieu soit béni ! » C’était mon «p’tit Père Quinon», un prêtre brancardier faisant office d’aumônier de bataillon et qui, avec un courage et un sang-froid extraordinaires, parcourait le champ de bataille, après chaque coup dur, pour secourir les blessés. Sans perdre une minute, à l’aide d’un couteau, il coupe les courroies des cartouchières, de la musette, du bidon, de l’outil, du masque à gaz qui enserraient chaque «poilu » comme un paquet mal ficelé. Puis il me fait un pansement sommaire, me dit quelques paroles d’espoir et s’en va à la recherche des brancardiers. Pas facile de les atteindre, dans un bois, la nuit !… Le bombardement a diminué d’intensité mais il tombe encore assez d’obus pour tuer un brave soldat mauriennais qui se disposait à venir me relever. Pour moi, l’attente est longue. Il me tarde d’être sorti de cet enfer. Enfin les brancardiers arrivent. Jusque-là, je n’ai pas souvenance d’avoir beaucoup, beaucoup souffert… Mais quand ces braves Samaritains se saisirent de mon corps pantelant pour l’étendre sur une civière et m’emporter sur leurs épaules, ce fut terrible ! Les os brisés de ma mâchoire s’entrechoquaient ; les branches des arbres me raclaient le visage. La douleur me fit évanouir… pour ne me réveiller qu’au poste ambulancier de la Veuve, près de Reims. Là on me fit une piqûre antitétanique et on me nettoya la bouche à l’aide d’un petit jet d’eau giclant par le trou béant de ma mâchoire brisée. Couvert de terre et de sang, j’étais en bien piteux état !
S’ensuit pour notre jeune François toute une série d’opérations, énucléation (ablation de l’œil), pose d’une prothèse artificielle, plusieurs opérations au niveau des maxillaires…
Ah ! on n’y allait pas par quatre chemins ! Le praticien s’efforçait, non sans mal, de fixer les deux mâchoires à leur place normale. Après quoi on vous plaçait des crochets derrière les dents, en haut et en bas, et on ligotait le tout à l’aide de mince fil de fer ou de laiton. Et le blessé restait ainsi, durant un mois, la bouche fermée… […] notre nourriture n’était composée que de liquides, de soupes et de purées, que l’on faisait passer, en les aspirant, par les interstices des dents. A certains jours, dans le réfectoire de ce Centre de stomatologie, où étaient soignés quelque 400 blessés de la face comme moi, on se serait cru dans une porcherie !… Je n’insiste pas.
C’était triste. Et pourtant la bonne, la saine gaîté française —voire gauloise ! —ne perdait pas ses droits.
Quelques jours après la libération, François BEAUQUIS sort de l’hôpital et il est renvoyé chez lui.
Comment dire l’émotion qui nous étreignit, quand nous nous revîmes, ma mère et moi !… J’étais parti plein de jeunesse, alerte, fier et joyeux, et je revenais invalide, défiguré, hâve et sans force… mais heureux quand même d’avoir fait mon devoir et d’avoir pour ma modeste part contribué au salut de ma patrie.
Extraits de Petit Florilège brution : souvenirs d’un ancien professeur du Prytanée militaire / F. Beauquis – Imprimerie P. Bellée, Coutances, 1959
BEAUQUIS François né en 1897 à Marcellaz-Albanais (74), dcd en 1979, fille d’Albert Auguste et de Marguerite BEAUQUIS – conjoint : MENTHON Noëlle Joséphine – 0 enfants