Colporteur espagnol et téléphone arabe

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Vous le savez : cela fait quelques décennies déjà que je suis entrée en généalogie, comme d’autres entrent en religion. Au fil de mes investigations, enquêtes, et des résultats obtenus (car oui, la plupart du temps, je cherche, mais parfois aussi… je trouve !), je me suis aperçue que tout souvenir issu de la mémoire familiale, même le plus infime ou le plus farfelu, contient sa part de vérité et mérite qu’on s’y intéresse. En effet, la mémoire est fiable, mais elle a l’habitude, pour alléger notre quotidien, d’évacuer les aspects contraignants ou douloureux du passé, pour restituer une version enjolivée, plus supportable et dicible. Econome, elle ne rechigne pas non plus devant l’opportunité de petits raccourcis, en attribuant un évènement réel à la mauvaise personne et revisitant ainsi le fameux adage « si ce n’est toi, c’est donc ton frère »… Souvent, les souvenirs nous arrivent donc déformés à la manière du téléphone arabe. Vous savez, ce jeu où la phrase de départ si c’est rond c’est pas carré devient causons du cycliste sans savoir skier… ou quelque chose du genre…


La généalogie consiste donc par moment à décrypter les bribes de réminiscences qui nous viennent des générations précédentes, et le cas échéant, de rétablir un semblant de vérité (si tant est qu’elle existe).
Ainsi, dans notre famille paternelle, la mémoire familiale retenait l’histoire d’un colporteur espagnol qui, au hasard de son cheminement, aurait rencontré une de nos ancêtres franc-comtoise et l’aurait épousée… Même si la version semble crédible, vu que la Franche-Comté a un passé espagnol (pas vraiment à la même époque, mais en matière de souvenirs on en est pas à 2 siècles près !), il s’agissait quand même de vérifier si le bougre était vraiment épris de notre chère aïeule car qui ne rêve pas d’avoir été conçu dans un contexte d’amour et de félicité ? Bref, pour reprendre l’exemple du téléphone arabe, il s’agissait de vérifier au bout de quelques siècles l’adéquation entre la ph(r)ase d’arrivée et celle de départ.


Alors oui, je vous le dis tout de suite : il y a bien eu un colporteur. Il se nommait Claude. Faisant preuve de peu d’originalité, il voyageait à pied, portant sa balle sur le dos et passant de village en village pour vendre draps, tabliers et assortiments de passementerie ou de mercerie qu’il achetait dans les foires, vraisemblablement dans l’est de la France ou en Allemagne.
Et oui, c’est aussi vrai : il s’est bien arrêté dans un petit village du Doubs qui porte le nom de Fertans. C’était en 1734, peut être à la faveur d’une étape, ou parce qu’il connaissait déjà le lieu ? A-t-il alors été frappé par un coup de foudre, lui faisant lâcher balles et ballots? (ballot, il le fut..). Ou bien a-t-il été plutôt attiré, comme le prétend un de ses descendants, par la grande fortune du dénommé Jacques GILLARD ? Ce qui est certain, c’est que le 20 juin 1735, il épouse Emmanuelle GILLARD, fille dudit Jacques et s’établit comme négociant sédentaire dans le village de Fertans.
Jusque là, tout est parfaitement exact.


Passons à présent à ce qui appartient à la légende, ou du moins à certaines approximations de la mémoire familiale : d’où venait donc ce colporteur ? eh bien, d’une région bien éloignée de l’Espagne, connue pour ses hivers rigoureux et ses conditions de vie difficiles : il habitait en fait à Saint-Gervais, dans l’actuelle Haute-Savoie. Il portait un patronyme très local, à savoir : BARBIER… eh oui, comme Christophe et son écharpe rouge… né d’ailleurs à Sallanches… D’ici à ce qu’on se trouve un lien de parenté avec l’ancien directeur de rédaction de l’Express, il n’y a qu’un pas de colporteur que je ne m’aviserai pas de franchir.

Claude devait avoir 16 ans quand il quitte sa famille et son hameau de la Gruvaz, à Saint-Gervais, pour accompagner sur les routes un colporteur expérimenté et  apprendre avec lui le métier « de la balle ». Il suit en cela une longue tradition d’émigration montagnarde qui sévissait au Val Montjoie.  

Il faut en effet savoir que la Savoie à l’époque n’était pas encore française. Elle était surpeuplée et ses habitants étaient écrasés par de lourdes charges fiscales et les droits féodaux exercés par Charles Emmanuel 1er (fin XVIème-début XVIIème). En montagne, où les saisons de récolte étaient courtes, les habitants mâles n’avaient d’autre choix que d’aller gagner de l’argent ailleurs. Ils partaient donc en direction de l’Allemagne soit comme marchands, soit pour monnayer leurs services en tant que chaudronniers, rémouleurs, couteliers, ramoneurs, maçons, etc. Beaucoup de ces migrants venaient du Faucigny (Magland, Morillon, Arâches, Saint-Gervais). Ainsi, en 1726, à l’époque où Claude commence son apprentissage, on comptait 110 absents sur 405 mâles habitant théoriquement à Saint-Gervais.

Les montagnards partent souvent en groupe pour le même pays d’accueil. On peut imaginer que Claude suit le mouvement d’une vague d’émigration saisonnière, quittant le foyer en hiver et revenant aux beaux jours, pour retrouver son jeune frère et ses trois sœurs restés au village, malgré qu’ils soient devenus entre temps orphelins.

On ne sait pas exactement l’itinéraire que suivaient les colporteurs du Val Montjoie, ni d’ailleurs où ils allaient. Certains en Suisse, d’autres en Allemagne, d’autres encore à Paris. Toujours est-il que si dans l’ensemble les affaires pouvaient être prospères, les conditions de vie, elles, étaient bien difficiles… 7 mois passés sur les routes, dans le froid, mal chaussés, mal habillés, à se nourrir comme on peut…

On peut donc aisément comprendre que lorsque l’occasion se présentait, les itinérants n’hésitaient pas à s’établir quelque part, même loin de chez eux, pour fonder une famille. C’est ce qui arriva à Claude : de son mariage avec Emmanuelle GILLARD sont nés 9 enfants (5 garçons, 4 filles), dont Jean François BARBIER (1740-1819), qui occupe une position privilégiée à Fertans puisqu’il est « greffier de la seigneurie du village », en même temps que « marchand sieur », « aubergiste » et cultivateur. Nos deux lignées (AYMONIER et BARBIER) se sont croisées par le fait que Jean BOILLOZ, notre arrière-arrière-arrière grand-père paternel a épousé Jeanne Françoise  BARBIER, fille de Jean-François.

Et comme si cela ne suffisait pas en termes de racines savoyardes (cela commence à peser lourd en litres de fondue et de raclette dans le sang!)… il faut savoir que les AYMONIER qui ont donc croisé la route et la vie des BARBIER à Fertans avaient eux aussi de lointaines origines savoyardes (Bauges ou Haute-Tarentaise).

Est-ce la raison pour laquelle nos parents décidèrent eux-mêmes de poser leurs valises en 1966 dans la même région où Claude BARBIER avait posé ses ballots en 1734 ? Un drôle de clin d’oeil en tout cas à la destinée…

Pour finir, pourquoi un colporteur espagnol ? Sans doute parce qu’il fallait trouver une explication au fait que la famille de notre grand-mère paternelle avait un type méditerranéen et une peau particulièrement hâlée… (l’analogie s’arrête là, car en matière linguistique, nous parlons l’espagnol comme une vache allemande !).

J’en veux pour preuve les deux photos ci-dessous, représentant notre grand-mère et notre père, jeunes…

Avouez qu’en voyant ça, on a presque envie d’y croire à ce colporteur espagnol, non ? d’autant que pour l’instant je n’ai trouvé aucune autre racine ibérique dans la branche AYMONIER. Encore un mystère non élucidé !

Pour aller plus loin :

  • BARBIER, C. (2008 à 2021). La vie et la postérité de Claude BARBIER, colporteur et marchand savoyard installé en Comté (4 tomes). autoédition
  • ROBERT-MULLER,Ch., ALLIX, A. Un type d’émigration alpine : les colporteurs de l’Oisans. In: Revue de géographie alpine, tome 11, n°3, 1923. pp. 585-634. DOI : https://doi.org/10.3406/rga.1923.5528
  • La Trace, film franco-suisse réalisé par Bernard Favre, en 1983 : l’histoire de Joseph, qui en 1859, quitte son village de haute Tarentaise, sa mule chargée de cotons, de dentelles et de fil à broder pour rejoindre Aoste, où habite sa soeur. Joseph espère entreprendre une grande tournée de colportage dans toute l’Italie du Nord.
  • GAY, J.P. (2001). Le neveu de Gaspard. La Fontaine de Siloé : Au mitan du XVIIe siècle, dans le Val Montjoie… l’histoire de Gaspard qui troque ses sabots de paysan pour les bottes de colporteur et prend le large – cap vers ” les Allemagnes “. Dans sa besace, sous les dentelles de Megève, cristaux de roche de Miage, tissus négociés habilement en chemin, quelques livres interdits nourris des idées de la Réforme, qu’il passe en secret à des convertis clandestins.
  • MAISTRE, C. et G., HEITZ, G. (1992) Colporteurs et marchands savoyards dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles. Académie Salésienne. Annecy

BARBIER Claude né en 1706 à Saint-Gervais (74), dcd en 1779 à Fertans (25), fils de Joseph et de JAQUET Jeanne  – conjoint : Emmanuelle GIRARD, 9 enfants

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