Ces listes qui subsistent…

Ce sont des listes… des listes écrites à la main, sur une feuille de papier quadrillé jauni par le temps, un autre temps… La première énumère le contenu de deux malles : un manteau ratine, des combinaisons en soie, des culottes en coton, de la laine à tricoter, des cuillères en argent, des livres de messe reliés en cuir, un capuchon imperméable… Charme d’une mode délicieusement surannée et d’une époque où chaque chose avait son utilité… La deuxième décrit des meubles et objets répartis dans les pièces d’une habitation qu’on imagine grande et emplie de vie : une véranda, 2 étages, 4 chambres, 5 lits, des livres de classe et de bibliothèque, une machine à coudre, des tableaux. On pressent des rires d’enfants et des courses poursuites dans l’escalier, des repas familiaux enjoués et des couverts se rajoutant au gré de visites impromptues.

Très bien, mais… cela ne nous dit pas ce que ces deux vieux papiers font dans les archives familiales. Et quel intérêt de les conserver aussi longtemps ? car rien de plus banal, ni de plus volatile qu’une liste de nos jours. A l’image de celle où l’on consigne les -bien nommées- courses, où l’on note les choses urgentes et/ou importantes à faire, fort inopportunément appelée « tout doux » liste en comparaison du sentiment de culpabilité qu’elle engendre. Ou encore celle de titres de livres qu’on espère lire (un jour), de voyages que l’on voudrait faire (bientôt), des rêves les plus fous que l’on taira (à jamais)… Car les listes font partie des innombrables béquilles de notre époque, censées venir en aide à nos cerveaux encombrés et “réduire le stress de nos vies” (ha bon?)… Et là, à cet instant précis, l’image du laissez-passer A-38, de la circulaire B65, et du formulaire jaune, guichet 7, cinquième étage, escalier K, couloir W s’impose à mon esprit (12 Travaux d’Astérix)… Allez savoir pourquoi…

Mais trêve de considérations de comptoir de bas étage… regardons de plus près nos deux listes, qui, on l’aura compris, n’ont rien à voir avec les artefacts de notre société, décrits ci-dessus…

Le fait que ces listes aient traversé les âges, soigneusement rangées avec d’autres archives, laisse déjà penser qu’elles revêtent une certaine importance pour l’histoire familiale. De plus, l’écriture est soignée (c’est celle de Louis MORIN, notre grand-père maternel), les deux inventaires sont précis. Il ne s’agit pas de listes écrites en vitesse, sur un bout de table. Enfin, et surtout, une note manuscrite en haut à gauche de la première liste doit retenir notre attention :

Un dossier établi et remis juste après la guerre par la famille MORIN-GICQUEL après son retour à Loos… Voilà qui sent la demande de réparation…
De fait, la confirmation se trouve dans une autre archive familiale, en l’occurrence un avis d’attribution d’indemnités -ci-dessous :

Ce bout de papier auquel sont agrafés 3 justificatifs de dépôt de bagages permet de reconstituer la chronologie des évènements, que je choisis de vous présenter à mon tour comme une pièce en trois actes, en assumant pleinement la subjectivité qui s’en dégage :

Premier acte

Le rideau se lève le 17 mai 1940 sur une famille en proie au plus terrible dilemme : les allemands progressent au nord de la France ; à une centaine de kilomètres de là, la ville d’Avesnes a été bombardée. Faut-il attendre encore ? ou fuir vers l’inconnu ? Dans ce 1er acte, il faut imaginer les parents, Louis et Jeanne, qui ont déjà connu la guerre, et quelle guerre ! (pour rappel, Louis fut rescapé des batailles de la Somme et de Verdun) et qui ont à présent la charge d’une famille, 3 enfants, âgés de 13, 15 et 20 ans. Il faut essayer de mesurer ce qui préside à leur décision de quitter leur environnement familier dès le lendemain pour se réfugier à Envermeu, chez un frère de Louis. Même si on soupçonne qu’il s’agit d’un instinct de survie. A ce moment là, sans doute espèrent ils que leur absence sera de courte durée et qu’ils reviendront vite. Pour autant, il faut se les représenter la veille de ce départ pour le moins précipité brûler les quelques centaines de lettres d’amour échangées avant leur mariage durant “l’autre” guerre. Et il faut aussi se figurer leur état d’esprit quand il a fallu choisir les affaires qui trouveront place dans les malles. Des produits de première nécessité, certes, mais aussi des choses qui ont un peu de valeur, sentimentales surtout, financières aussi, en pensant prioritairement aux enfants. Raison pour laquelle les lettres n’ont sans doute pas été conservées. Mais comment fait-on pour trier les choses importantes de sa vie en si peu de temps et dans un tel climat d’indécision ? Une question qui reste pour moi en suspens. Les 3 vélos qu’ils possèdent feront aussi partie du voyage, non parce qu’ils y sont particulièrement attachés mais parce que s’il faut aller vers l’inconnu, autant être le plus autonome possible…

Il faut ensuite suivre cette famille cherchant un moyen pour se rendre à Envermeu en gare de Loos ou de Lille, parmi une foule compacte et dans un chaos indescriptible. On monte dans un train qui ne part pas, on en emprunte un autre qui fait quelques kilomètres, puis s’arrête. Il faut parfois descendre pour faire plusieurs dizaines de kilomètres à pied sous les bombardements pour rattraper un autre train. Dans ces conditions, il faudra 4 jours à la famille MORIN GICQUEL pour rejoindre Envermeu, à seulement 250 kilomètres de là. C’est sans doute à ce moment que l’absence des deux malles et des 3 vélos est constatée… Fin du 1er acte, qui donne corps à la 1ère liste… Mais avant que le rideau tombe, on peut s’interroger sur ce qui reste comme affaires à cette famille dont le périple est pourtant loin d’être terminé… (destination finale : les Landes, en zone libre)… une ou deux valises de vêtements, tout au plus ?

Second acte

Septembre 1945 : après 5 ans passés dans les Landes à vivre sans doute très modestement, du produit des champs, de la générosité des habitants et peut être d’une petite pension d’ancien combattant de Louis, seuls 3 des membres de la famille prennent le chemin du retour. Jean est en effet entré au Grand Séminaire à Dax et Marie-Louise, la grande soeur, a décidé d’entrer dans les ordres. Pour elle, ça sera Bordeaux. Il faut donc s’imprégner de l’image des deux parents et de la jeune Thérèse, âgée alors de 17 ans, au moment du retour, partagés entre la joie de revenir chez eux et la tristesse de se séparer du reste de la famille et des amis landais. Il faut les imaginer arriver dans le nord, et retrouver une ville dévastée par les bombardements, qui n’a plus rien à voir avec celle qu’ils ont connue. Il faut surtout se représenter leur détresse en découvrant que leur maison a été occupée et en partie pillée durant leur absence… Le pourcentage de sinistre sera évalué par le Ministère de la Reconstruction à 45 %, ce qui n’est pas rien… Voilà pour le second acte, le rideau tombe sur une situation pas joyeuse, joyeuse, et le lien avec la 2ème liste est établi…

Dernier acte

Fin 1945-début 1946 : pour prétendre à une indemnité, certainement bienvenue en ces temps d’après-guerre, on a dit à la famille MORIN qu’il fallait des inventaires précis, d’une part du contenu des malles égarées, d’autre part de l’état de la maison au moment de leur départ. Prenons donc encore un moment pour “guigner” par dessus les épaules de Louis et Jeanne en train de dresser ces fameuses listes… Ecoutons-les évoquer ensemble ces épisodes douloureux qu’ils préfèreraient pourtant oublier, rectifier des souvenirs, pinailler sur des détails qui pour eux n’ont plus vraiment d’importance… le mal étant fait, comme on dit. Mais voilà, la boucle est bouclée, il ne restera plus qu’à attendre la décision du Ministère de la reconstruction… qui met quand même un an pour arriver ! L’histoire ne dit pas si l’allocation pour les pertes en cours de transport a été versée rapidement, mais en ce qui concerne le sinistre à 45 % constaté sur le logement, la “Décision portant évaluation définitive d’indemnité” porte la date du 17 mars… 1956, soit 10 ans après la demande ! (archive à l’appui). Autant dire qu’il ne fallait pas compter là-dessus pour se reconstruire, si tant est que cela fût possible…

S’il faut une morale à cette histoire , c’est que nous ne mesurons pas assez la chance que nous avons de pouvoir griffonner de manière insouciante des listes de livres à lire, de courses ou de choses à faire. Ni celle d’évoluer à peu près librement sans entendre au loin les bruits inquiétants de la guerre. Merci donc aux listes qui subsistent de nous le rappeler !




Jean qui rit…

Il a 10 ans… c’est un enfant vif et espiègle. Il aime amuser la galerie et il n’est jamais en reste pour faire des singeries ou jouer des tours à ses proches… C’est aussi un élève brillant et à 10 ans, en 1933, il n’est déjà plus à sa place à l’école primaire de la paroisse. Manifestement, il s’ennuie ; l’heure est venue pour lui d’intégrer le collège, avec pas moins de deux ans d’avance. Trois options s’offrent à lui : la plus classique, c’est d’aller, comme la majorité de ses camarades, poursuivre ses études à Haubourdin, une commune voisine. 2ème solution : le prestigieux collège Saint-Pierre à Lille, adapté à son cursus précoce. Et enfin, l’école apostolique à Loos, un choix pas vraiment anodin puisque l’enseignement est dispensé par des lazaristes et s’apparente peu ou prou à un petit séminaire (1). Plouf, plouf… Jacadi a dit : Jean qui rit doit choisir ! en suivant ou pas les conseils de ses parents et … du curé de la paroisse qui n’est jamais bien loin. Et Jean qui continue se bidonner choisit sans hésiter l’école apostolique. Eh oui, dans sa tête d’enfant, c’est assez clair : il sera prêtre !

Cette idée -qui peut sembler bien incongrue à notre époque- titille notre Jeannot depuis un moment : à 6 ou 7 ans déjà, lors d’un office du Jeudi Saint (le jeudi précédant Pâques, pour les ignares que nous sommes), il avait exprimé son désir de devenir prêtre, si ! si ! comme ça, spontanément… même pas sous la torture, hein ! Et pire, vous voulez savoir? Ses premiers jeux furent un autel qu’il arrangeait chaque jour et pour lequel il confectionnait des ornements. Enfin, histoire de finir de vous convaincre, dans un écrit qu’il a adressé pour la fête des mères, on trouve la signature suivante: “ton petit prêtre”… Jean passe et des meilleurs !

1933 – Jean MORIN avec sa maman à Loos (59)

Alors, certes : en bons bretons qui se respectent, les parents MORIN, sont très attachés à la religion. Jean l’écrit lui-même dans sa lettre de “motivation” pour entrer au séminaire de Dax quelques années plus tard : “la famille Morin […] est représentée presque chaque jour à la messe par les enfants et dans la mesure du possible par les parents. Pas une solennité ne se passe sans leur présence, pas un 1er vendredi du mois sans la communion de tous”. C’est dire ! Comme pour beaucoup de catholiques de l’époque, l’église est en quelque sorte leur 2ème maison, sans qu’ils soient pour autant des grenouilles de bénitiers (ça, c’est moi qui l’affirme, sur la base de mes souvenirs !). Il faut aussi rappeler que la tante de Jean est déjà soeur (en plus d’être celle de son père !). Rappelez-vous, c’est la fameuse “Tante d’Amérique” !

Les parents MORIN ne sont donc certainement pas indifférents au choix de leur fils d’embrasser l’autel, plutôt que la mariée. Aussi étonnant que cela puisse paraître pour nous, c’est une immense fierté pour eux que de donner un, voire deux enfants -ce qui sera d’ailleurs le cas- à Dieu. Mais ça serait mal connaître Jean que d’imaginer qu’il s’est laissé bêtement influencer, car tout minot qu’il soit, il fait déjà preuve d’une bonne dose d’indépendance et d’un singulier sens des responsabilités.

C’est ainsi que le 10 janvier 1934, alors qu’il n’a que 10 ans ½ (!), le petit Jean entre sans pleurer et d’un pas déterminé à l’école apostolique de Loos… Il y restera 6 ans, en internat comme il se doit, car comme le dit un certain F. Lebrun vantant les bienfaits de l’isolement : “il importe de surveiller de près et continuement les jeunes élèves”…. Bien étrange situation qui veut qu’il ne retrouve sa famille que pour les vacances alors que l’école est éloignée de quelques centaines de mètres de son domicile. Inversement : ses soeurs (7 et 14 ans) se voient soudainement séparées de leur frère, ce qui a dû être une grande souffrance pour la cadette. Mais tel était la vie de nos aïeux… les gens (Jean) qui pleurent ou se plaignent n’y ont pas droit de cité…

Mais revenons donc à nos moutons et, plus précisément, à Jean qui rit : en 6ème il apprend le latin, en 5ème, c’est le grec. Il aborde aussi les grands auteurs et textes de l’antiquité : Cicéron, Ovide, Homère, Platon… car dans ce cursus, les matières nobles sont les matières littéraires. Les mathématiques passent au second plan. Au terme de sa “Rhétorique” (1), notre surdoué est trop jeune pour entrer avec les autres au Séminaire interne. Qu’à cela ne tienne ! Il prépare durant une année le baccalauréat, tout en donnant des cours de grec aux jeunes et en travaillant comme surveillant. Ben voyons ! Rappelons qu’il n’a alors que 16 ans !

Bientôt 17… quand la guerre éclate. Trêve de rhétorique, propédeutique (2) et philosophie : la grande histoire le rattrape, lui et ses proches, celle qui a le goût de la peur. Le 18 mai , la famille MORIN est obligée de quitter précipitamment le Nord, avec un groupe d’amis. Par la force des choses, les projets de vie (poursuite d’études, travail, etc.) sont interrompus pour toutes et tous. L’exode conduit la famille jusque dans les Landes, en zone libre (cf récit détaillé ici). Les premiers mois, Jean les passe avec le groupe dans une grande maison où tout le monde s’évertue de retrouver de l’insouciance et de la légèreté. On rit, on danse, on se déguise, on se met en scène, et Jean n’est jamais le dernier à faire le pitre, loin s’en faut ! On le voit travesti en femme (tout à gauche sur la 1ère photo), puis jouant le rôle du prêtre à l’occasion du baptême improvisé d’une poupée (les 2 photos de droite)…

Mais à la fin de l’été -très exactement le 25 août 1940-, il est temps pour lui de quitter à nouveau ses soeurs et parents, pour entrer au séminaire le plus proche… Ce sera celui de Dax-Saint-Vincent-de-Paul qui forme les futurs lazaristes. Ce qui tombe bien puisque depuis son plus jeune âge, il ne jure -enfin façon de parler!- que par Saint-Vincent-de-Paul. La vie et le destin de cet humaniste l’attirent comme un aimant.

Au Grand Séminaire, il étudie les deux matières de base soit, la théologie dogmatique (utile pour le catéchisme et la prédication) et la théologie morale, mais aussi la philosophie, le latin, le grec, la musique. Sept ans lui seront nécessaires pour arriver au terme du parcours de séminariste, avec une interruption de 9 mois en 1944 pour effectuer un STO -Service de Travail Obligatoire-, puis pour être appelé dans l’armée française comme caporal-chef de février 1945 à mars 1946 (3). Même pour les séminaristes, les études en ces temps-là sont loin d’être un long fleuve tranquille… Et c’est en 1947, à 24 ans, qu’il prononce ses voeux. Son ordination -à l’occasion de laquelle il est officiellement nommé prêtre- aura lieu le 23 décembre 1948 à Loos. Ce qui lui a donné le droit d’avoir un bel article dans le journal

Le Révérend Père Jean Morin a célébré sa messe de prémices en l’église Sainte-Anne – Loos 23/12/1948

Pour son premier poste, il est nommé au grand séminaire de Montauban (Tarn-et-Garonne) où il enseigne pendant 6 ans la théologie fondamentale et l’histoire de l’Eglise. En même temps, il s’inscrit en licence de théologie à l’Université de Strasbourg où il obtient son diplôme en 1953, à l’âge de 30 ans. C’est aussi à cette époque que faisant l’idiot avec des copains et circulant à moto sans visière, il contracte une paralysie faciale, appelée « a frigore » dont il gardera des séquelles toute sa vie : un clignement d’oeil spasmodique qui loin de le défigurer le rendait plutôt sympathique. Mais au vu de son statut, cela a pu occasionner quelques quiproquos auprès des femmes !

En 1956, il revient dans les Landes où il occupe successivement le poste de sous-directeur, puis directeur du Grand Séminaire de Saint-Vincent-de-Paul (celui là même où il a fait ses études).

Mais badaboum ! en 1961, notre Jeannot tombe gravement malade. Le diagnostic tombe : c’est la tuberculose. Comme c’était l’usage à l’époque, on lui prescrit un séjour en sanatorium : il passe alors 10 mois au Mont Pélerin, dans le Canton de Vaud (CH). A la fin de sa convalescence, il est nommé Délégué provincial aux écoles apostoliques, mais la maladie le rattrape et il est à nouveau obligé de faire un séjour prolongé en sanatorium d’octobre 1963 à mai 1964. Cette fois, il met à profit ce temps de repos pour effectuer des recherches sur Saint-Vincent-de-Paul et acquiert une expertise qui lui sera reconnue tout au long de sa vie, et au delà.

A son retour, il exerce comme professeur d’histoire à Dax ; il est très vite nommé Supérieur du Berceau de Saint-Vincent-de-Paul, un rôle qu’il endosse d’autant plus volontiers que cela lui permet d’approfondir ses recherches sur Monsieur Vincent. Les parents MORIN étant revenus s’installer entre temps près de Saint-Sever pour leur retraite, il leur rend visite régulièrement. Il est souvent accompagné par deux de ses confrères, Robert et Stan, avec lesquels il forme une bande de joyeux drilles, toujours prêts à faire des blagues de potaches, tout curés érudits qu’ils fussent. De quoi bien dépoussiérer, à nos yeux d’enfants, l’image du curé revêche et inaccessible. Il est en outre très présent auprès de son neveu et de ses deux nièces, auxquels il attribue accessoirement des surnoms : « le copain » pour l’aîné, « la princesse » pour la 2ème et « le chat » pour la dernière. Dès qu’il en a l’occasion, il leur consacre du temps, surtout pendant les vacances d’été où toute la famille se retrouve dans la maison des Landes.

Malheureusement, en 1975, on requiert sa présence ailleurs, à savoir au Bouscat, près de Bordeaux où il sera Visiteur de la Province de Toulouse durant 6 ans. Il s’agit d’un poste exigeant qui occasionne du stress et de nombreux déplacements dans le monde entier. Pour autant, Jean peste, Jean ploie mais ne rompt pas ! Mais il ne rit alors plus beaucoup. Durant cette période, il se rendra en Iran -où il rencontre le Shah-, au Burundi, au Rwanda, en Suisse, à Madagascar, etc. C’est lors d’une séance de vaccination contre la fièvre jaune qu’il est victime d’une erreur médicale -vraisemblablement l’injection de deux vaccins incompatibles- qui provoquera chez lui de sérieux problèmes de santé, dont la maladie de Raynaud (4).

En 1981, il revient enfin au Berceau, où il retrouve une certaine sérénité même si la vie en communauté ne soit pas vraiment sa tasse de thé car c’est un farouche solitaire. Son quotidien est rythmé par la réception de groupes venus visiter le Berceau de Saint-Vincent de Paul. Mais il est aussi très sollicité par les congrégations religieuses en France, en Suisse et en Belgique en tant que conférencier et prédicateur émérite. C’est aussi à cette époque qu’il reçoit Valéry Giscard d’Estaing en visite à Saint-Vincent-de-Paul et qu’il rencontre le pape Jean Paul II à Rome.

En 1983, le décès de Jeanne, sa mère, l’affecte énormément, lui qui était présent tous les week-ends auprès d’elle et ce jusqu’à ses derniers instants. Sans ses escapades hebdomadaires à Banos, la vie n’a plus tout à fait le même goût pour Jean. La solitude et l’isolement lui pèsent, sa sœur aînée étant toujours à Madagascar, et sa sœur cadette, ainsi que le reste de la famille, en Haute-Savoie. De plus, la maison familiale des Landes a été rendue à son propriétaire -il s’agissait en effet d’une location- et ne joue donc plus le rôle de lieu de réunion familiale et de havre de paix. On peut le dire sans mauvais jeux de mots : durant cette période, Jean boîte et Jean saigne, en silence… Il continue aussi à fumer, malgré que cela lui ait été fortement déconseillé après ses ennuis de santé, touchant notamment les poumons (rappelons que dans sa jeunesse, il a eu la tuberculose).

Pour toutes ces raisons, Jean contracte un cancer des poumons en 1987. Tout va alors très vite et il s’éteint le 8 juillet 1987 à Dax. Ses obsèques lui vaudront encore -mais cette fois à titre posthume- une messe et un bel article de presse.

Sud-Ouest – 14/07/1987

Mais l’histoire ne s’arrêt pas là : en 2011, l’Espace Jean Morin est inauguré et devient un centre d’accueil pour les pèlerins, touristes et groupes qui viennent découvrir la vie et le lieu natal de Saint Vincent de Paul.

(1) la Rhétorique désignait l’actuelle classe de première ; c’était lors de cette année scolaire que cette discipline était enseignée. (2) Propédeutique : éléments de connaissance constituant une préparation nécessaire à l’étude plus approfondie d’une science (3) Pour la période de l’entre-deux-guerres, on estime que la formation au Grand Séminaire dure six à sept ans, en incluant il est vrai, le service militaire, obligatoire depuis la fin du XIXe siècle. (4) maladie de Raynaud : trouble chronique de la circulation du sang dans les extrémités, qui survient de façon périodique, en cas d’exposition au froid et, plus rarement, en cas de stress émotionnel.




Une vie de filature (2)



Louis MORIN chez THIRIEZ par Anne-Catherine Mouchet

Pour aller plus loin :

L’évolution des «Établissements J. Thiriez père et fils et Cartier-Bresson». In: L’information géographique, volume 24, n°1, 1960. pp. 33-36. – DOI : https://doi.org/10.3406/ingeo.1960.1962

CANDIANI, C. (journaliste en 1948). (diffusion : 3 avril 2021). Des taudis lillois aux filatures modernistes de Roubaix : reportage dans le nord de la France en 1948. Dans GARBIT, P. (réalisateur). Les Nuits de France Culture. France Culture https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/ainsi-va-le-monde-visite-dans-le-nord-de-la-france-1ere-diffusion-18111948-chaine-parisienne-0

PELLISSIER, Y. (journaliste). (diffusion : 12 juillet 1978). Reportage sur le textile chez DMC Lille et Loos. Dans JT FR3 Nord Pas de Calais.  France Régions 3 Lille – https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/rcc99006602/reportage-sur-le-textile-chez-dmc-lille-et-loos

Musée Filatures Thiriez-DMC (2017). Les filatures de Coton dans le Nord de la France, par le Musée TCB. https://vimeo.com/216470576




Une vie de filature (3)

Et qui pourrait le mieux parler de cette maison que Thérèse MORIN elle-même ? Laissons lui donc la parole (cette présentation étant extraite de quelques pages de souvenirs écrites par Thérèse en 2004) :

Dans une maison à 2 étages sans eau au robinet mais avec une pompe à actionner dehors avec des brocs que l’on montait dans les chambres pour qua la toilette se fasse dans une cuvette où, durant l’hiver, on cassait la glace pour se laver !!! Si on voulait prendre un bain, on chauffait l’eau qu’on vidait dans une jolie cuve en bois comme étaient les tonneaux. Cette cuve était alors mise dehors, c’était un régal !

J’ai le souvenir qu’un jour des rats sont passés par la bouche de la pompe à eau… on n’a pas été empoisonné ; la preuve : j’ai 77 ans !!!

Nous avons eu le bonheur d’habiter une maison avec un jardin. C’était un jardin ouvrier où quelque 10 parcelles étaient distribuées entre plusieurs personnes mais nous avions la possibilité d’en profiter au maximum, notamment des allées pour faire du vélo.

On n’avait ni électricité, ni radio, ni téléphone. On était éclairé par un bec de gaz qui était au centre de la salle à manger ; un bec de gaz qu’on allumait avec des allumettes lorsque le jour baissait, alors on était obligés de rester ensemble dans la même pièce.  […]

Exemples de bec de type Argand, Papillon et Manchester.
Source photos :  site Lumiara

Nous avions la chance d’avoir un jardin très bien entretenu par notre papa. Nous avions énormément de bons légumes sans aucun engrais, si ce n’est l’utilisation du purin que papa prélevait dans la fosse sous le WC qui, lui, se trouvait en dehors de la maison. Même avec moins 15°, on y allait (BRRR !!!) , il n’y avait pas de chasse d’eau. On utilisait des morceaux de journaux comme papier cul !!! On allait pomper de l’eau pour nettoyer le WC.

Nous n’avions comme chauffage qu’un fourneau au charbon qui était dans une pièce. Mais il était assez important pour diffuser un peu de chaleur dans les 3 pièces en enfilade. Par contre, dans l’arrière-cuisine où on faisait la vaisselle, pas question de chauffage ! l’eau était chauffée sur le feu et transportée dans une bassine dans cet endroit. Pas de produits à vaisselle ! mais du savon de Marseille.

Pour aller dans nos chambres, nous n’avions que des bougies et pas de chauffage. Nos devoirs étaient faits dans la pièce commune mais sans difficultés ; on sentait les bonnes odeurs des repas préparés par maman. […] j’ai connu aussi, à la place des bougies, des lampes pigeon : il y avait un réservoir d’huile, une mèche, un verre et cela tenait plus longtemps que les bougies. C’était du luxe !

Nous avions une maison très agréable […] elle comportait beaucoup d’avantages : une verrière sur la salle habituelle de rassemblement, très claire avec une porte vitrée qu’on ouvrait dès que la température le permettait. Dans cette pièce, il y avait le fourneau très important, très apprécié, en hiver surtout. Du carrelage par terre, une grande table où l’on se retrouvait tous. Au centre une salle à manger peu utilisée à cause de sa place sans fenêtre, sans luminosité. A la suite il y avait pour nous la salle de jeux. Il y avait dans notre enfance des coffres qui nous appartenaient, lesquels étaient recouverts de coussin où on pouvait s’asseoir au sol. C’était un plancher bien entretenu, sur lequel on a beaucoup joué avec aux pieds des chaussettes (trouées), on pouvait y glisser, c’était formidable. Maintenant je me dis que maman devait choisir de nous laisser glisser pour nettoyer le paquet !!!

Au 1er étage, il y avait 2 chambres et au 2ème, il y avait 1 chambre et un genre de grenier. Par contre, les escaliers étaient aussi bien cirés que les salles du bas et notre joie était de les descendre sur le derrière ! ça glissait tellement bien ! notre papa faisait comme nous. Les plus audacieux comme Jean et Marie-Louise descendaient sur la rampe !

Il y avait un sous-sol, une cave où se gardait le tonneau de bière que nos parents confectionnaient avec les légumes du jardin, par exemple les chicons ou endives ou barbes de capuçon qui poussaient en cave l’hiver dans un compost sable et terre. Dans l’autre partie de cave était le charbon, seul combustible à ce temps là ; il nous était livré par un soupirail.

Dans le jardin dont papa était un expert, nous avions de très bons légumes mais aussi de ces jolies fleurs violettes, pois de senteur, roses, dahlias. De ce côté-là, notre papa faisait plaisir à maman amoureuse de fleurs (j’ai hérité d’elle !!!). Il y avait des seringhas très odorants dans notre petite cour derrière la maison. Il y avait aussi un poulailler, donc des œufs frais, des poules et poulets à déguster ! Dans ce jardin dont nous pouvions profiter, il y avait un tel espace que nous faisions du vélo et nous pouvions nous installer où bon nous semblait. Je me revois vers 10 ans installée avec ma grand amie Mimie sur un tas de fumier taillé au carré jouant à la recherche de mots sur le dictionnaire !!!




18 ans… le bel âge ?

Elle a 18 ans, le bel âge, dit-on… C’est une adolescente, vivante, joyeuse, impliquée… Ce 18 mai 1940, avec sa maman,  elle fait un dernier tour de la maison. Le reste de la famille, son frère, 17 ans, sa sœur, 12 ans, et son père sont déjà en bas, avec les valises. Elle voudrait retenir la course du temps, avoir encore quelques heures pour s’imprégner du souvenir des instants d’exception vécus dans cette maison. Les parties de cache-cache avec les petits, les conciliabules secrets avec son amie Jacqueline GUILBERT,  les repas pris en famille dans le grand salon… Elle sait, elle sent déjà que rien ne sera plus comme avant.  Tout est allé trop vite en quelques mois. Elle jette un ultime regard sur tous les chers objets qui composent sa chambre, témoins de ses premières déceptions comme de ses premières espérances… C’est là aussi qu’elle a décidé la veille de commencer un journal intime qui la suivra dans ce périple singulier les menant, elle et sa famille, du nord au sud-ouest de la France… 



MORIN Marie-Louise, née en 1920 à Loos-lez-Lille (59), dcd en 2016 à Madagascar, fille de Louis (GPM) et de GICQUEL Jeanne (GMM) – pas de conjoint

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Une fine mouche !

Elle a onze ans. Sa famille et ses amis l’appellent Mouche, peut être à cause du minuscule grain de beauté qu’elle porte au cou et qui à l’âge adulte agrémentera très élégamment son décolleté ? Plus vraisemblablement en sa qualité de petite dernière dotée d’une belle vivacité… Une fine mouche en vérité.

Son prénom « officiel », elle le tient d’une sainte très populaire. Elles ont toutes deux en commun un caractère joyeux mais bien trempé, et une grande sensibilité. Car, en bons bretons qui se respectent, ses parents sont catholiques pratiquants. Pas du genre à coasser dans les bénitiers, non ! De nos jours, on dirait plutôt : « catholiques militants » tant ils vivent leur foi au quotidien, de manière engagée et responsable, à l’image de l’abbé Paul Six (1), figure emblématique des premiers prêtres ouvriers, qui vient souvent leur rendre visite.

« Au Boulevard » (2), la porte est toujours ouverte, la maison toujours pleine ; l’assiette du pauvre est là, accompagnée souvent du pauvre qui va avec. On ne compte plus le nombre d’occasions où les parents ont été pris en flagrant délit de bonne action… à en faire pâlir un chef de patrouille scout ! Un frère bien démuni face à la maladie de sa femme ? qu’à cela ne tienne, on reçoit deux de ses enfants en pension durant trois ans. Des amis dont le père, divorcé, est empêché de voir ses quatre enfants ? Qu’il vienne donc exercer son droit de visite hebdomadaire à la maison…

D’ailleurs, des enfants, il y en a toujours partout… et tout le temps… Le groupe de base est constitué par les trois Morin, formant des couples avec les quatre GUILBERT, Marie-Louise avec Jacqueline, Jean avec Georges et le petit Jean, et Thérèse avec Mimie. Toutes les vacances, tous les congés, ils les passaient ensemble. Un groupe auquel viennent se greffer les cousins ou les enfants de passage. Tout ce joli monde s’égaie dans le jardin, immense (un jardin ouvrier comprenant une dizaine de parcelles), arpente les allées en vélo, se déguise, invente des pièces de théâtre, les plus grands s’occupant des petits. Les joies des jeux en bande elle connait, raison pour laquelle elle aura tant de plaisir à voir ses enfants, puis ses petits-enfants plus tard, renouer avec cette pratique collective.

Très souvent, ils ont la visite de l’abbé Jean (3), un prêtre plein d’enthousiasme et de joie de vivre, inventant des jeux, jouant au foot et apportant avec lui des films de Charlie Chaplin.

A quoi pense t’on quand on est une petite fille de onze ans ? aux fous rires et aux parties de glissades dans les escaliers bien cirés, partagés avec le frère, la sœur, mais aussi le papa, complice des nombreuses extravagances de ses enfants ? Aux instants d’exception passés avec la grande amie Mimie, des difficultés à se quitter en fin de journée occasionnant de multiples aller-retour entre les deux maisons, l’une raccompagnant l’autre, qui raccompagne l’une, etc. etc. ? Au chat Noirou, qui chaque jour escorte jusqu’au portail le papa partant en vélo au travail, et qui va se poster pour l’attendre au même endroit dix minutes avant son retour ? Aux immenses parties de cache-cache avec la « bande » dans la maison château que possède la famille GUILBERT ? et au plaisir un peu bravache de passer entre les jambes du grand-père, Georges POTIE, député-maire de la ville, et de se poursuivre dans le grand parc, sous le regard amusé des employés de maison ?

Oui sans doute qu’elle pense à tout ça, la petite Mouche. Et certainement à bien d’autres choses. Car de tels bons souvenirs permettent à l’enfant qu’elle est de tenir à distance les mauvaises nouvelles qui envahissent son quotidien : l’Allemagne nazie qui gagne du terrain ; le masque à gaz qu’elle doit emmener partout, même à l’école. L’incertitude qui grandit chassant chaque jour les derniers résidus d’insouciance. Elle sent l’inquiétude de ses parents, de sa sœur aînée, qui hier soir ont préparé les bagages… au cas où… Partir oui, quitter Loos, la maison du Boulevard, demain… 18 mai 1840… fuir les bombardements, les alertes, mais dans quelle direction ? et avec quel moyen de locomotion ?
Celle qui n’a que onze ans a forcément peur, mais elle ne le dit pas, ne voulant pas rajouter des peines supplémentaires à sa famille. Elle aimerait tant pouvoir partager ses craintes avec sa grande amie Mimie. Et dans ces moments, elle lui en veut de l’avoir abandonnée, emportée un an 1/2 plus tôt par la pneumonie…

(1) abbé Paul Six (1860-1936) (2) 61 Boulevard de la République à Loos (59) (3) abbé Jean Tack, aumônier à Loos-lez-Lille

MORIN Thérèse née en 1927 à Loos-lez-Lille (59), dcd en 2009, fille de Louis (GPM) et de GICQUEL Jeanne (GMM) – conjoint : MAÎTRE Bernard, 3 enfants

En savoir plus :

  • Chaline Nadine-Josette. Le catholicisme social dans le Nord au début du XXe siècle. In: Revue du Nord, tome 73, n°290-291, Avril-septembre 1991. Cent ans de catholicisme social dans la région du Nord. Actes du colloque de Lille, 7 et 8 décembre 1990. pp. 305-314. DOI : https://doi.org/10.3406/rnord.1991.4640