Ces derniers mois, on entend (trop) souvent parler du nécessaire « effort de guerre », passant par une augmentation conséquente et rapide du budget français de la Défense. Il s’agirait, selon notre Président, de nous protéger des « nombreuses menaces » qui pèsent sur la France. Ce même président qui, le jour de la Fête Nationale, a prononcé cette phrase plutôt glaçante : « Pour être libres dans ce monde, il faut être craints, pour être craints, il faut être puissants« .
Ben oui, élémentaire mon cher Malbrough, Mironton, tonton, mirontaine : pour être libre, on doit se préparer à faire la guerre ! une bonne petite guerre de derrière les fagots… « Trois petits tours, trois petits morts et puis s’en vont », comme dirait Brassens…
On lui en parle de cette prétendue liberté tant convoitée à Louis MORIN, notre grand-père maternel, qui a passé 7 ans sous les drapeaux et a servi de chair à canon pour les batailles de la Somme et de Verdun ? ( Lui, Louis, notre poilu…). C’est seulement à 27 ans qu’il est démobilisé, avec dans le corps des débris de grenades et dans la tête des images atroces qui l’ont fait souffrir toute sa vie et dont il n’a jamais parlé. Son meilleur ami, frère de notre grand-mère, lui, n’en est pas revenu (dans tous les sens du terme). Il est mort à Asservillers en Picardie en 1916, rejoignant ainsi les 1,4 millions de soldats morts au combat. Il avait 29 ans et toute la vie devant lui. A tout prendre, il aurait certainement préféré la liberté de vivre à l’obligation de mourir au combat…
Libre, notre grand-mère maternelle Jeanne GICQUEL ne l’était pas beaucoup plus pendant ce temps… Placée à 16 ans comme nourrice dans une famille aisée du Nord de la France, elle a dû déménager 27 fois durant la 1ère guerre mondiale pour suivre sa patronne et les 6 enfants dont elle avait la charge (le père de famille ayant été envoyé au front). Jeanne : du moulin de Cohorno à la vie de château… . On peut rêver mieux comme jeunesse, n’est-il pas ?
Et que dire des gueules, des corps et des âmes fracassées ? La Première guerre mondiale a fait en France près de 3 millions de blessés parmi lesquels un million d’invalides, dont 25 000 unijambistes, 20 000 manchots, 42 000 aveugles, 14 000 « gueules cassées ». En voilà une belle brochette d’hommes potentiellement libres, mais pas vraiment de leurs mouvements ! Le meilleur ami de notre grand-père paternel a été un de ceux-là. Dans ses mémoires, il s’attarde de manière assez précise sur le moment où il reçoit un éclat d’obus dans l’oeil. Sans parler des quelque 100 000 hommes atteints de troubles mentaux, temporaires ou permanents (estimation de Jean-Yves Le Naour, historien). Ces « mutilés du cerveau » ont été purement et simplement rayés de la mémoire collective car il était plus honorable de mourir au combat que dans un asile d’aliénés. Mauvaise pioche aussi pour eux !
Parcours scolaire et professionnel bien borné par la guerre aussi pour Raymond MAÎTRE, notre grand-père paternel. Au lieu de poursuivre ses études après le lycée, il a été catapulté d’office au poste de Professeur de Lettres à l’Institution Saint-Jean à Besançon. Je ne pense pas qu’il rêvait à 20 ans de se retrouver sans aucun bagage devant des élèves un peu moins âgés que lui. Mais en 1914, pas le choix : étant exempté pour cause de handicap, il lui fallait remplacer les nombreux professeurs mobilisés dont certains ne sont jamais revenus. Raymond n’a pu reprendre ses études qu’en 1922. Et c’est en 1926 seulement -soit à l’âge de 33 ans- qu’il obtient une Licence ès-Lettres d’histoire ancienne. Bon, en même temps, le concernant, c’était la continuité d’une vie bien poissarde… Cf La poisse…
Autres temps, mêmes moeurs : Thérèse MORIN, notre maman, a interrompu ses études durant 5 ans, après avoir obtenu son Certificat d’études primaires à Lille en 1939. Sa famille a dû fuir sous les bombardements (voir le récit de leur évacuation dans 18 ans… le bel âge ?) pour rejoindre la zone libre dans les Landes. Et ce n’est qu’en 1945, à son retour à Lille qu’elle reprend ses études, faisant preuve d’une opiniâtreté sans pareille : en 1947, à 20 ans, elle obtient son CAP « Arts ménagers » et deux ans plus tard, elle décroche successivement son CAP Coupe Couture flou et son BEI (Brevet d’enseignement industriel) spécialité couture. Elle devient alors professeur à Hesdin. Mais à quel prix ? Que de sacrifices et d’efforts elle a dû déployer pour rattraper ces 5 années perdues ?
On en parle aussi de la liberté des ces quelque 8 à 10 millions de personnes qui, en mai 1940, ont dû fuir la Belgique, les régions du Nord, de l’Île-de-France et du Centre, emportant avec elles de maigres bagages ? Ces civils qui partent dans la précipitation, en train, à pied, à vélo, en charrette, en voiture, dans le chaos le plus total et sous les bombardements ? Ce fut le cas de la famille MORIN-GICQUEL qui, après une vie relativement heureuse et insouciante , -cf Les souvenirs de Thérèse (présentation), Les souvenirs de Thérèse (1), Les souvenirs de Thérèse (2) -, a dû abandonner sa maison à Loos (59). Sinistre épopée qui a duré 5 semaines pendant lesquelles la peur, le froid, la faim furent omniprésents et qui a laissé des traces dans la mémoire familiale (notre maman était ainsi tétanisée par l’image et le bruit des bombardements à la télévision). Voir le témoignage de notre tante dans 18 ans, le bel âge…
En fait de libertés, ce sont des privations qu’on connu la plupart des français durant l’occupation. En ville, on fait la queue devant les magasins, on est soumis aux tickets de rationnement… Certains peuvent se ravitailler à la campagne mais c’est souvent au prix d’immenses sacrifices. Notre grand-mère paternelle avait ainsi une maison familiale située à une trentaine de kilomètres de Besançon (25). Une fois par mois, la famille MAÎTRE-AYMONIER partait donc se mettre « au vert », mais pas vraiment pour le plaisir. Tout le temps libre était consacré aux travaux du jardin : récolter les légumes, les fruits, équeuter les haricots, faire les bocaux, tout le monde, petits et grands, devant mettre la main à la pâte. Il n’y avait pas le choix. La voiture servait à transporter les adultes et les bocaux. Et les enfants, dont notre papa, partaient et revenaient en vélo en empruntant les petites routes de campagne bien sinueuses et bien pentues… C’est sans doute pour cela que notre papa, par ailleurs tellement actif, se désintéressait complètement du jardin et de la préparation des légumes. Lui dont la jeunesse a été gâchée par les corvées récurrentes liées à la guerre et à l’occupation n’aurait pas aimé non plus qu’on lui parle de liberté…
Alors non, M. Macron, Mironton, tonton, mirontaine, la guerre n’est pas une option, pas plus que l’effort qui devrait être consenti pour soi-disant l’éviter. Si on les laissait un peu s’exprimer, tous les morts, qu’ils aient pour nom Louis, Jeanne, Raymond, Thérèse, Bernard, Martin ou Gaston, vous le diraient :
Qu’il est fou de perdre la vie pour des idées
Des idées comme ça, qui viennent et qui font
Trois petits tours, trois petits morts, et puis s’en vont
Qu’aucune idée sur terre est digne d’un trépas
Qu’il faut laisser ce rôle à ceux qui n’en ont pas
Que prendre, sur-le-champ, l’ennemi comme il vient
C’est de la bouillie pour les chats et pour les chiens
Qu’au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi
Mieux vaut attendre un peu qu’on le change en ami
Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main
Mieux vaut toujours remettre une salve à demain
(Les deux oncles, chanson de Georges Brassens)
Des podcasts pour aller plus loin :
- Les enfants dans la guerre en 4 épisodes (la Fabrique de l’histoire)
- 40-45 je me souviens : les témoignages de citoyens belges sur la Seconde guerre mondiale
- Les enfants de la Libération : Ils avaient 9, 10 ou 14 ans en 1944 et tous se souviennent du moment où la France été libérée de l’armée allemande. Ils racontent au micro de franceinfo leurs souvenirs de ce moment d’histoire.
- Mémoires d’une jeunesse en guerre : Septembre 1939. La Seconde Guerre Mondiale éclate. Henriette, Paulette, René & Julien n’étaient alors âgés que de 9 à 18 ans. Ils habitaient Besançon, Ris-Orangis, Coutances. Ils reviennent sur leur quotidien, leurs souvenirs. Combats d’avion, bombardements, rationnements alimentaires. Une partie de leur jeunesse a été brisée. Ils ont souvent dû fuir, se débrouiller dans une nouvelle langue, apprendre de nouveaux métiers.