Il aurait tout aussi bien pu s’appeler Pierre… Cela aurait au moins donné du peps au titre de cet article. Imaginez : « Pierre, réfractaire »…
L’histoire aurait pu avoir lieu 125 ans plus tard, au moment où notre grand-père et notre grand-mère se fréquentaient… On aurait alors revisité l’histoire d’un amour impossible entre Louis (en Roméo) et Jeanne (en Juliette), sur fond de rivalités politico-religieuses de deux familles, l’une sympathisant avec les chouans, l’autre avec les républicains…
Tout Pierre qu’il ne fut pas, le réfractaire en question aurait pu exercer son fanatisme dans l’anti-cléricalisme (les républicains), histoire de créer un antécédent dissident dans cette lignée MORIN GICQUEL qui fit don de beaucoup de ses enfants à l’Eglise…
Enfin (c’est le cas de le dire), il aurait pu être guillotiné, cela ne serait pas passé inaperçu dans notre arbre généalogique. Et c’est malheureusement ce qui se faisait de mieux au moment de la Terreur (1793-1794) (1). C’était simple et efficace pour réduire quelqu’un au silence. Dans ces conditions, à quoi bon se prendre la tête ?
Au lieu de cela, uchronie du sort (2) : il fut nommé Jean Paul. Sixième enfant de la famille GEORGELIN, il vit le jour à Ploeuc, dans les Côtes-du-Nord, en 1765 et il est le frère d’Euphrosine, l’arrière-grand-mère de Louis MORIN, notre grand-père.
En 1789, quand la révolution éclata, il venait d’être nommé prêtre au village de la Hazaie, dans sa paroisse natale. Quelques jours plus tard, l’Assemblée Constituante, après avoir voté la Constitution civile du Clergé, imposa à tout prêtre à charge d’âmes l’obligation de jurer fidélité à la dite Constitution. Comme ses confrères de 56 % des paroisses du département des Côtes du Nord, l’abbé GEORGELIN refusa tout net de prêter serment et devint donc prêtre réfractaire, épousant ainsi la cause des chouans -les « royalistes »- qui refusaient de s’enrôler dans l’armée. La révolte prit alors la forme d’une guérilla sanglante, rythmée par des embuscades, des incendies, du brigandage et des fusillades arbitraires. En août 1792, les prêtres réfractaires furent condamnés à l’exil, mais Jean Paul GEORGELIN, ce fieffé galopin, réfusa encore et il choisit donc de se cacher. Dès lors, les révolutionnaires mirent les biens du prêtre sous séquestre et l’abbé, pour subsister, en fut « réduit aux aliments que ses sœurs Marie et Euphrosine (celle-ci épouse de Jean Le Couturier) lui faisaient passer dans les cachettes où, durant le jour, il échappait aux poursuites de ses ennemis ». Cette même Euphrosine, arrière-grand-mère de Louis MORIN, pour laquelle la vie n’a pas dû être un long fleuve tranquille… Que ce soient ses soeurs, ses proches ou ses fidèles auprès desquels il continua à exercer le culte catholique (messes dans les granges et maisons particulières, soins et secours aux malades, extrême-onction), beaucoup d’habitants de la région de Ploeuc ont de fait délibérément choisi de suivre le père GEORGELIN dans son funeste sillage… sauf bien sûr ceux qui le dénoncèrent.
Le 21 février 1797, à 32 ans, Paul GEORGELIN fut débusqué par des soldats dans la paroisse de Plessala, à 15 km de Ploeuc. Sans autre forme de procès, ceux-ci le fusillèrent sur place, et on dit qu’il n’avait pas encore rendu le dernier soupir lorsqu’ils le jetèrent dans la fosse et le recouvrirent de terre.
Pour autant, la mission à laquelle il tenait tant, continua à être assurée par ses plus jeunes frères, Pierre (argh !) et Joseph qui entrèrent tous deux dans la prêtrise et purent s’occuper des catholiques de Ploeuc dans un contexte relativement plus paisible…
Voilà donc une fois de plus l’histoire non édulcorée d’un héros de la vie ordinaire qui composa à sa manière avec l’époque qui fut la sienne. Indépendamment des questions religieuses ou politiques, ce qui, me semble t’il, doit forcer l’admiration des privilégiés modernes que nous sommes est l’abnégation et le courage de celui qui a voulu aller au bout de ses convictions et de ses valeurs. Réfractaire (3), il le fut et jusqu’à son dernier souffle et pour cela, chapeau bas, cher ancêtre !
Remarque : de mémoire familiale avérée (annotation sur un 1er arbre généalogique établi à la main par notre oncle dans les années 1970), la branche des GICQUEL était plutôt du côté des chouans, alors que celle des MORIN était républicaine (il est écrit : « rouge »)… Si l’on en croit le récit ci-dessus et les recherches approfondies que j’ai pu faire à cette occasion, ça serait le contraire. Néanmoins, je trouvais cela assez cocasse, raison pour laquelle j’ai évoqué dans mon introduction l’histoire de Roméo et Juliette…
(1) Une première estimation établie à la fin du XVIIIème siècle fixe à 15’000 le nombre de victimes de cet engin diabolique durant la Révolution, mais le nombre total réel pourrait être bien supérieur ; certaines estimations évoquent jusqu’à 50.000 individus https://www.geo.fr/histoire/la-guillotine-ou-lhistoire-dune-machine-a-executer-humaniste-devenue-rasoir-national-209485
(2) Dans la fiction, l’uchronie est un genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification du passé.
(3) réfractaire : qui résiste à quelque chose, qui refuse d’obéir ou de se soumettre
Pour aller plus loin :
- Le diocèse de Saint-Brieuc pendant la période révolutionnaire : notes et documents : Tome III : le doyenné de Lamballe – https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9398418.texteImage#
- Le doyenné de Ploeuc durant la Révolution – http://www.infobretagne.com/doyenne-ploeuc.htm
- Ploeuc-sur-Lié sous la Révolution : http://infobretagne.com/ploeucsurlie-revolution.htm#google_vignette