Un Z qui ne veut pas toujours dire Zorro…

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Je suis envoûtée par les mystérieuses et savoureuses circonvolutions dans lesquelles se dévoient certaines légendes familiales. A la manière du “téléphone arabe”, un élément réel, tangible sur un ancêtre est susceptible, au fil des générations et à la faveur d’interprétations plus ou moins audacieuses, de devenir une histoire qui, pour autant qu’elle ait encore une queue ou une tête, n’a plus rien à voir avec celle édictée initialement.

C’est ainsi qu’est née la légende familiale selon laquelle “nous aurions des origines espagnoles“. Ay caramba ! On en veut pour preuve un teint particulièrement mat qui a traversé les générations et a permis pour un certain nombre d’entre nous de sérieuses économies de crème solaire (en tout cas à partir de 1936, année marquant le début d’une commercialisation massive de ce produit !)… Une chevelure très noire aussi (avant de devenir prématurément blanche du fait d’un bug génétique) et accessoirement frisée, qui donne, on doit bien l’admettre, un air pas (du tout) tibulaire mais un peu ibérique quand même ! Jugez-en par vous même :

Voici notre grand-mère paternelle dans les années 1920 ; elle avait alors presque 30 ans.

Et là, notre père en 1946. Il avait 17 ans, mais en l’occurrence, il avait l’air très sérieux (contre-référence au poème de Rimbaud)…

Donc, oui, il y a quelque chose ; en tout état de cause, on est bien loin de la lignée des vikings normands… De plus, si origine espagnole il y a, elle vient assurément de la branche maternelle (AYMONIER) car notre grand-père (MAÎTRE) était plutôt bien typé “jurassien du grand nord”, si vous voyez ce que je veux dire…

Voilà pour le côté tangible des choses… Et à côté de ça, rien qui puisse venir étayer l’hypothèse d’une filiation espagnole : aucun récit transmis de génération en génération sur un quelconque conquistador qui aurait découvert le Pacifique, pas d’accent castillan niveau “fluent” à mettre en valeur sur un CV, ni d’aptitude particulière à danser le flamenco, histoire de briller en société…

J’ignore à quel moment les théories se sont quelque peu emballées… Toujours est-il qu’on a cru bon un beau jour (mais lequel ?) d’exhumer le souvenir d’une certaine Julie Françoise MARTINEZ, qui n’était autre que la grand-mère de notre jeune Bernard. En voilà un nom typiquement espagnol qui sent bon les tapas et le chorizo ! Alors, tiens… “on n’a qu’à dire” que nos origines espagnoles viennent des MARTINEZ…

Et comme de surcroît, dans cette famille élargie, on colporte une sombre histoire de colporteur qui aurait épousé une de nos ancêtres, on pourrait, par un raccourci digne des plus vils clichés nationalistes, l’intégrer dans la paella pour que l’histoire se tienne un peu…

Et c’est ainsi que de manière souvent répétée, un peu déformée et régulièrement amplifiée nous a été servie la théorie d’hypothétiques origines espagnoles qui viendraient d’un banal colporteur prénommé MARTINEZ…

Mais, justement, l’histoire, énoncée de cette manière, ne se tient pas du tout… Voyons pourquoi…

Déjà, les MARTINEZ faisaient partie de la branche des MAÎTRE (notre grand-père), et non des AYMONIER (notre grand-mère). De plus, on ne peut trouver plus désespérément jurassiens que nos MARTINEZ, originaires du Grandvaux (Haut-Jura). On reparlera de cette attachante dynastie de commerçants dans un prochain article mais il faut retenir que dans le Jura, qu’il soit suisse ou français, les noms de famille terminés par “EZ” n’ont rien à voir avec l’espagnol, la lettre “z” étant purement ornementale (1). Elle remplaçait souvent le é fermé, et de fait, selon l’époque, on retrouve ce patronyme orthographié MARTINÉ, et aussi MARTINE.

Le colporteur, quant à lui, appartenait bien à la branche AYMONIER puisqu’il a épousé une de nos ancêtres nommée Emmanuelle GILLARD. Lui-même s’appelait Claude BARBIER et était … savoyard ! Par conséquent plus vraisemblablement italien qu’espagnol, s’il fallait vraiment lui trouver une origine étrangère. (cf l’article Colporteur espagnol et téléphone arabe consacré à ce personnage haut en couleur).

Donc, rien à voir non plus… Et voilà, badaboum (ou plutôt ¡ cataplum !), en deux coups de cuillers à gazpacho, on a déglingué le mythe familial savamment échafaudé au fil des siècles. Est-ce à dire que je tiens pour pipi de chat ces légendes qui nous sont transmises et souvent déformées à l’envi ? Eh bien non ! Figurez-vous que c’est tout le contraire : j’aime l’idée que dans les récits qui arrivent jusqu’à nous, il y ait des imprécisions, des édulcorations, des nébulosités, de l’emphase, des exagérations, des réserves, des rodomontades et des galéjades. Que derrière les histoires familiales, on sente avant tout l’aspect humain et le vécu, avec tout ce que cela comporte comme failles, imperfections et hiatus. Car c’est cela qui donne un caractère attachant (au sens propre comme figuré) à nos racines.

J’irais même plus loin : d’une certaine façon, on en a rien à faire que les souvenirs qui restent de nos ancêtres ne soient pas tout à fait exacts. L’important, en fait, c’est qu’ils existent et qu’on en garde trace. Personnellement, je redoute le jour où plus personne ne sera capable de se remémorer le parcours de ceux qui l’auront précédé. Et qu’en lieu et place de notre justicier masqué quasi-espagnol Zorro (2), on ait plus comme référence qu’une kyrielle de héros japonais et/ou interstellaires, aseptisés, robotisés et incolores.

Alors ne nous lassons pas de raconter à nos enfants et petits-enfants (voire plus si affinités) des histoires sur leurs grands-parents et arrière-grands-parents (idem), que celles-ci soient vraies ou pas, ou même cousues de fil blanc… Quelle importance ? Il convient juste de ne pas oublier que comme toutes les attaches, celles qui nous relient à nos ancêtres méritent d’être soignées et entretenues au risque de disparaître à jamais. (que voilà une conclusion digne d’elle-même !)

(1) Quelques noms de famille et noms de lieux jurassiens / P. Henry, L’Hôta (no spécial), 1998

(2) l’histoire de Zorro, alias Don Diego de la Vega, ressort aussi d’une légende, inspirée d’une histoire vraie et qui a aussi traversé plusieurs générations. Celle du célèbre bandit Joaquin Murieta (1830-1853), qui, avec sa bande armée, terrorisait toute la Californie du Nord, mais dont la mémoire a été édulcorée au fil du temps pour devenir le personnage noble et généreux qu’on connait. (cf Zorro : au delà du personnage de légende in Historia – https://www.historia.fr/histoire-du-monde/europe-de-l-ouest/zorro-au-dela-du-personnage-de-legende-2057421)

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