Jean qui rit…
Il a 10 ans… c’est un enfant vif et espiègle. Il aime amuser la galerie et il n’est jamais en reste pour faire des singeries ou jouer des tours à ses proches… C’est aussi un élève brillant et à 10 ans, en 1933, il n’est déjà plus à sa place à l’école primaire de la paroisse. Manifestement, il s’ennuie ; l’heure est venue pour lui d’intégrer le collège, avec pas moins de deux ans d’avance. Trois options s’offrent à lui : la plus classique, c’est d’aller, comme la majorité de ses camarades, poursuivre ses études à Haubourdin, une commune voisine. 2ème solution : le prestigieux collège Saint-Pierre à Lille, adapté à son cursus précoce. Et enfin, l’école apostolique à Loos, un choix pas vraiment anodin puisque l’enseignement est dispensé par des lazaristes et s’apparente peu ou prou à un petit séminaire (1). Plouf, plouf… Jacadi a dit : Jean qui rit doit choisir ! en suivant ou pas les conseils de ses parents et … du curé de la paroisse qui n’est jamais bien loin. Et Jean qui continue se bidonner choisit sans hésiter l’école apostolique. Eh oui, dans sa tête d’enfant, c’est assez clair : il sera prêtre !
Cette idée -qui peut sembler bien incongrue à notre époque- titille notre Jeannot depuis un moment : à 6 ou 7 ans déjà, lors d’un office du Jeudi Saint (le jeudi précédant Pâques, pour les ignares que nous sommes), il avait exprimé son désir de devenir prêtre, si ! si ! comme ça, spontanément… même pas sous la torture, hein ! Et pire, vous voulez savoir? Ses premiers jeux furent un autel qu’il arrangeait chaque jour et pour lequel il confectionnait des ornements. Enfin, histoire de finir de vous convaincre, dans un écrit qu’il a adressé pour la fête des mères, on trouve la signature suivante: “ton petit prêtre”… Jean passe et des meilleurs !
Alors, certes : en bons bretons qui se respectent, les parents MORIN, sont très attachés à la religion. Jean l’écrit lui-même dans sa lettre de “motivation” pour entrer au séminaire de Dax quelques années plus tard : “la famille Morin […] est représentée presque chaque jour à la messe par les enfants et dans la mesure du possible par les parents. Pas une solennité ne se passe sans leur présence, pas un 1er vendredi du mois sans la communion de tous”. C’est dire ! Comme pour beaucoup de catholiques de l’époque, l’église est en quelque sorte leur 2ème maison, sans qu’ils soient pour autant des grenouilles de bénitiers (ça, c’est moi qui l’affirme, sur la base de mes souvenirs !). Il faut aussi rappeler que la tante de Jean est déjà soeur (en plus d’être celle de son père !). Rappelez-vous, c’est la fameuse “Tante d’Amérique” !
Les parents MORIN ne sont donc certainement pas indifférents au choix de leur fils d’embrasser l’autel, plutôt que la mariée. Aussi étonnant que cela puisse paraître pour nous, c’est une immense fierté pour eux que de donner un, voire deux enfants -ce qui sera d’ailleurs le cas- à Dieu. Mais ça serait mal connaître Jean que d’imaginer qu’il s’est laissé bêtement influencer, car tout minot qu’il soit, il fait déjà preuve d’une bonne dose d’indépendance et d’un singulier sens des responsabilités.
C’est ainsi que le 10 janvier 1934, alors qu’il n’a que 10 ans ½ (!), le petit Jean entre sans pleurer et d’un pas déterminé à l’école apostolique de Loos… Il y restera 6 ans, en internat comme il se doit, car comme le dit un certain F. Lebrun vantant les bienfaits de l’isolement : “il importe de surveiller de près et continuement les jeunes élèves”…. Bien étrange situation qui veut qu’il ne retrouve sa famille que pour les vacances alors que l’école est éloignée de quelques centaines de mètres de son domicile. Inversement : ses soeurs (7 et 14 ans) se voient soudainement séparées de leur frère, ce qui a dû être une grande souffrance pour la cadette. Mais tel était la vie de nos aïeux… les gens (Jean) qui pleurent ou se plaignent n’y ont pas droit de cité…
Mais revenons donc à nos moutons et, plus précisément, à Jean qui rit : en 6ème il apprend le latin, en 5ème, c’est le grec. Il aborde aussi les grands auteurs et textes de l’antiquité : Cicéron, Ovide, Homère, Platon… car dans ce cursus, les matières nobles sont les matières littéraires. Les mathématiques passent au second plan. Au terme de sa “Rhétorique” (1), notre surdoué est trop jeune pour entrer avec les autres au Séminaire interne. Qu’à cela ne tienne ! Il prépare durant une année le baccalauréat, tout en donnant des cours de grec aux jeunes et en travaillant comme surveillant. Ben voyons ! Rappelons qu’il n’a alors que 16 ans !
Bientôt 17… quand la guerre éclate. Trêve de rhétorique, propédeutique (2) et philosophie : la grande histoire le rattrape, lui et ses proches, celle qui a le goût de la peur. Le 18 mai , la famille MORIN est obligée de quitter précipitamment le Nord, avec un groupe d’amis. Par la force des choses, les projets de vie (poursuite d’études, travail, etc.) sont interrompus pour toutes et tous. L’exode conduit la famille jusque dans les Landes, en zone libre (cf récit détaillé ici). Les premiers mois, Jean les passe avec le groupe dans une grande maison où tout le monde s’évertue de retrouver de l’insouciance et de la légèreté. On rit, on danse, on se déguise, on se met en scène, et Jean n’est jamais le dernier à faire le pitre, loin s’en faut ! On le voit travesti en femme (tout à gauche sur la 1ère photo), puis jouant le rôle du prêtre à l’occasion du baptême improvisé d’une poupée (les 2 photos de droite)…
Mais à la fin de l’été -très exactement le 25 août 1940-, il est temps pour lui de quitter à nouveau ses soeurs et parents, pour entrer au séminaire le plus proche… Ce sera celui de Dax-Saint-Vincent-de-Paul qui forme les futurs lazaristes. Ce qui tombe bien puisque depuis son plus jeune âge, il ne jure -enfin façon de parler!- que par Saint-Vincent-de-Paul. La vie et le destin de cet humaniste l’attirent comme un aimant.
Au Grand Séminaire, il étudie les deux matières de base soit, la théologie dogmatique (utile pour le catéchisme et la prédication) et la théologie morale, mais aussi la philosophie, le latin, le grec, la musique. Sept ans lui seront nécessaires pour arriver au terme du parcours de séminariste, avec une interruption de 9 mois en 1944 pour effectuer un STO -Service de Travail Obligatoire-, puis pour être appelé dans l’armée française comme caporal-chef de février 1945 à mars 1946 (3). Même pour les séminaristes, les études en ces temps-là sont loin d’être un long fleuve tranquille… Et c’est en 1947, à 24 ans, qu’il prononce ses voeux. Son ordination -à l’occasion de laquelle il est officiellement nommé prêtre- aura lieu le 23 décembre 1948 à Loos. Ce qui lui a donné le droit d’avoir un bel article dans le journal
Pour son premier poste, il est nommé au grand séminaire de Montauban (Tarn-et-Garonne) où il enseigne pendant 6 ans la théologie fondamentale et l’histoire de l’Eglise. En même temps, il s’inscrit en licence de théologie à l’Université de Strasbourg où il obtient son diplôme en 1953, à l’âge de 30 ans. C’est aussi à cette époque que faisant l’idiot avec des copains et circulant à moto sans visière, il contracte une paralysie faciale, appelée « a frigore » dont il gardera des séquelles toute sa vie : un clignement d’oeil spasmodique qui loin de le défigurer le rendait plutôt sympathique. Mais au vu de son statut, cela a pu occasionner quelques quiproquos auprès des femmes !
En 1956, il revient dans les Landes où il occupe successivement le poste de sous-directeur, puis directeur du Grand Séminaire de Saint-Vincent-de-Paul (celui là même où il a fait ses études).
Mais badaboum ! en 1961, notre Jeannot tombe gravement malade. Le diagnostic tombe : c’est la tuberculose. Comme c’était l’usage à l’époque, on lui prescrit un séjour en sanatorium : il passe alors 10 mois au Mont Pélerin, dans le Canton de Vaud (CH). A la fin de sa convalescence, il est nommé Délégué provincial aux écoles apostoliques, mais la maladie le rattrape et il est à nouveau obligé de faire un séjour prolongé en sanatorium d’octobre 1963 à mai 1964. Cette fois, il met à profit ce temps de repos pour effectuer des recherches sur Saint-Vincent-de-Paul et acquiert une expertise qui lui sera reconnue tout au long de sa vie, et au delà.
A son retour, il exerce comme professeur d’histoire à Dax ; il est très vite nommé Supérieur du Berceau de Saint-Vincent-de-Paul, un rôle qu’il endosse d’autant plus volontiers que cela lui permet d’approfondir ses recherches sur Monsieur Vincent. Les parents MORIN étant revenus s’installer entre temps près de Saint-Sever pour leur retraite, il leur rend visite régulièrement. Il est souvent accompagné par deux de ses confrères, Robert et Stan, avec lesquels il forme une bande de joyeux drilles, toujours prêts à faire des blagues de potaches, tout curés érudits qu’ils fussent. De quoi bien dépoussiérer, à nos yeux d’enfants, l’image du curé revêche et inaccessible. Il est en outre très présent auprès de son neveu et de ses deux nièces, auxquels il attribue accessoirement des surnoms : « le copain » pour l’aîné, « la princesse » pour la 2ème et « le chat » pour la dernière. Dès qu’il en a l’occasion, il leur consacre du temps, surtout pendant les vacances d’été où toute la famille se retrouve dans la maison des Landes.
Malheureusement, en 1975, on requiert sa présence ailleurs, à savoir au Bouscat, près de Bordeaux où il sera Visiteur de la Province de Toulouse durant 6 ans. Il s’agit d’un poste exigeant qui occasionne du stress et de nombreux déplacements dans le monde entier. Pour autant, Jean peste, Jean ploie mais ne rompt pas ! Mais il ne rit alors plus beaucoup. Durant cette période, il se rendra en Iran -où il rencontre le Shah-, au Burundi, au Rwanda, en Suisse, à Madagascar, etc. C’est lors d’une séance de vaccination contre la fièvre jaune qu’il est victime d’une erreur médicale -vraisemblablement l’injection de deux vaccins incompatibles- qui provoquera chez lui de sérieux problèmes de santé, dont la maladie de Raynaud (4).
En 1981, il revient enfin au Berceau, où il retrouve une certaine sérénité même si la vie en communauté ne soit pas vraiment sa tasse de thé car c’est un farouche solitaire. Son quotidien est rythmé par la réception de groupes venus visiter le Berceau de Saint-Vincent de Paul. Mais il est aussi très sollicité par les congrégations religieuses en France, en Suisse et en Belgique en tant que conférencier et prédicateur émérite. C’est aussi à cette époque qu’il reçoit Valéry Giscard d’Estaing en visite à Saint-Vincent-de-Paul et qu’il rencontre le pape Jean Paul II à Rome.
En 1983, le décès de Jeanne, sa mère, l’affecte énormément, lui qui était présent tous les week-ends auprès d’elle et ce jusqu’à ses derniers instants. Sans ses escapades hebdomadaires à Banos, la vie n’a plus tout à fait le même goût pour Jean. La solitude et l’isolement lui pèsent, sa sœur aînée étant toujours à Madagascar, et sa sœur cadette, ainsi que le reste de la famille, en Haute-Savoie. De plus, la maison familiale des Landes a été rendue à son propriétaire -il s’agissait en effet d’une location- et ne joue donc plus le rôle de lieu de réunion familiale et de havre de paix. On peut le dire sans mauvais jeux de mots : durant cette période, Jean boîte et Jean saigne, en silence… Il continue aussi à fumer, malgré que cela lui ait été fortement déconseillé après ses ennuis de santé, touchant notamment les poumons (rappelons que dans sa jeunesse, il a eu la tuberculose).
Pour toutes ces raisons, Jean contracte un cancer des poumons en 1987. Tout va alors très vite et il s’éteint le 8 juillet 1987 à Dax. Ses obsèques lui vaudront encore -mais cette fois à titre posthume- une messe et un bel article de presse.
Mais l’histoire ne s’arrêt pas là : en 2011, l’Espace Jean Morin est inauguré et devient un centre d’accueil pour les pèlerins, touristes et groupes qui viennent découvrir la vie et le lieu natal de Saint Vincent de Paul.
(1) la Rhétorique désignait l’actuelle classe de première ; c’était lors de cette année scolaire que cette discipline était enseignée. (2) Propédeutique : éléments de connaissance constituant une préparation nécessaire à l’étude plus approfondie d’une science (3) Pour la période de l’entre-deux-guerres, on estime que la formation au Grand Séminaire dure six à sept ans, en incluant il est vrai, le service militaire, obligatoire depuis la fin du XIXe siècle. (4) maladie de Raynaud : trouble chronique de la circulation du sang dans les extrémités, qui survient de façon périodique, en cas d’exposition au froid et, plus rarement, en cas de stress émotionnel.