Les gueules cassées (1)

Tout dernièrement, j’ai lu avec grand intérêt La Chambre des officiers de Marc Dugain. L’auteur y raconte l’histoire de son grand-père, Adrien, jeune officier du Génie, qui lors d’une opération de reconnaissance au tout début de la guerre est défiguré par un éclat d’obus. Il devient alors une gueule cassée.  « Il ne connaîtra pas les tranchées boueuses, puantes et infestées de rats. Il ne connaîtra que le Val-de-Grâce, dans une chambre réservée aux officiers, pièce sans miroir où l’on ne se voit que dans le regard des autres. Adrien y restera presque cinq ans pour penser à l’après, pour penser à Clémence qui l’a connu avec son visage d’ange » (extrait de wikipedia).

Chez moi, cette lecture a inévitablement fait écho avec celle de l’excellent Au-revoir là-haut de Pierre Lemaître, contant l’histoire d’Edouard Péricourt, une autre gueule cassée.

Pour autant, je ne pensais pas avoir l’occasion d’évoquer le sujet dans ces lignes car à ma connaissance, nous n’avons pas eu d’ancêtre à qui cela soit arrivé. Quand bien même : rares sont ceux qui ont trouvé le courage d’en livrer un témoignage personnel. Et pourtant…

En faisant des recherches sur notre grand-père paternel –encore et toujours !-, j’ai trouvé la trace d’un de ses très bons amis avec lequel il a fait ses premières armes en tant que professeur de Lettres. Ils habitaient dans la même résidence, Square Castan à Besançon,  comme en attestent les relevés du recensement de 1926.

François Eugène BEAUQUIS –c’est son nom- est né en 1897 à Marcellaz-en-Albanais (74). Quatrième enfant d’une famille qui en comptait 6, il était fils de cultivateur. On le retrouve pourtant à la veille de la guerre étudiant à Fribourg en Suisse (source : fiche matricule 208 – Recrutement Annecy – 1917). Pourquoi, comment, pour lui qui venait d’un milieu très modeste ? je n’en ai pour l’instant aucune idée.

Toujours est-il qu’il a à peine 19 ans (!) quand il est mobilisé. Il est alors soldat signaleur-téléphoniste au 97ème régiment d’infanterie alpine de Chambéry. Mais laissons-le nous expliquer lui-même la suite de l’histoire

Cela se passait… en des temps très anciens…, le 24 juillet 1918. Mobilisé à l’âge de 19 ans à peine, j’étais soldat signaleur-téléphoniste à la 2 C du 97e  régiment d’infanterie alpine de Chambéry. «Bleuet » de la classe 17, après une très courte période d’instruction dans un camp de la Drôme puis à l’arrière du front des Vosges, j’avais participé sans anicroche à différentes opérations plus ou moins meurtrières en Alsace et surtout en Picardie (Lassigny – Le Piémont : mars 1918). Bref, ce soir-là, 24 juillet, après avoir été engagé dans la deuxième bataille de la Marne (région de Dormans) destinée à enrayer la formidable offensive allemande menée par Ludendorff, mon unité se trouvait lancée en une contre-offensive difficile dans la forêt de la Montagne de Reims. En fin de journée, malgré notre épuisement, l’ordre arriva de tenter un « coup de main » sur un boqueteau occupé par l’ennemi.

Tout semblait calme et propice à une attaque par surprise. Mais dès que nous essayâmes de déboucher du «Bois des Dix Hommées», ma section fut accueillie par un feu très nourri de mitrailleuses et une averse de «88» autrichiens. Soucieux de ménager la vie de ses hommes, l’officier qui nous commandait fit passer la consigne : « Planquez-vous derrière les arbres et attendez mes ordres ! Je vais demander l’appui des tanks ! ». En 1918, l’infanterie française était assez souvent solidement épaulée par les fameux petits chars « Renault », moins lourds et plus faciles à manœuvrer que les mastodontes de l’armée britannique, alors que les Allemands n’en avaient pas… ou presque pas. Pour ma part, je n’en ai jamais vu. Nous voilà donc disposés en tirailleurs, mes camarades de combat et moi, derrière un rideau de sapins, à l’orée du bois où sifflent les balles… et nous attendons. Tout à coup, sur notre gauche, le ronflement caractéristique des petits « Renault » et aussitôt des explosions brutales d’obus ! J’entends mon voisin crier : « Pourvu que ces vaches-là ne nous tirent pas dessus ! ». Au même instant, j’avais la tête traversée par un éclat d’obus de 37 et je tombais comme une masse.

Mes camarades m’ont vraiment cru mort et m’ont alors abandonné pour continuer l’attaque avec les tanks. Je ne sais combien de temps je restais étendu au pied d’un sapin… Quand je revins à moi, les premiers réflexes de l’instinct de conservation jouèrent comme un mécanisme automatique. Je portai la main à mon visage et vis qu’elle était rouge de sang… « Tiens ! Je suis blessé ! ». Je sentis quelque chose de dur au coin de mon œil gauche. L’éclat d’obus, après avoir fracturé le maxillaire inférieur droit et perforé le palais, s’était arrêté au bord de l’orbite. J’essayais de bouger mais j’étais absolument sans force, ayant perdu la presque totalité de mon sang. Je garde aujourd’hui encore, comme de précieuses reliques, un carnet de tranchée et un petit livre de piété dont les pages sont agglutinées de sang noir coagulé. Et pourtant ces deux objets étaient dans la poche intérieure de ma tunique bleu-horizon.

J’appelai au secours… Non loin de moi, un jeune sous-lieutenant frappé d’une balle au ventre réclamait sa maman…. Aucune réponse. Les copains avaient disparu dans la nuit qui tombait, car déjà, à l’horizon, le soleil rouge s’était couché derrière les sapins noirs…. Je me rendis compte à ce moment-là, —sans aucune crainte, je puis l’affirmer —, que j’allais peut-être « passer l’arme à gauche »… Nous avions vu tant de morts que la mort nous semblait naturelle. Et puis… c’est si facile de mourir à 20 ans, surtout dans le feu de l’action ! Dans mon esprit se déroula alors le film de mon enfance et de ma jeunesse : je revis mon père, ma mère, mon pays natal… Ce que je raconte n’est pas du roman d’imagination mais la réalité vraie, telle que je l’ai éprouvée par moi-même. Comme j’ai le grand bonheur d’être chrétien, je songeai à l’au-delà et j’implorai le secours d’en-haut. Par un phénomène curieux mais qui est encore un de ces « petits faits vrais » qui, selon Stendhal, sont le véritable fondement de la vérité historique, la supplication qui me vint naturellement au bord des lèvres, ce fut la première prière qu’une bonne voisine m’avait apprise alors que j’avais quatre ou cinq ans : le Memorare de Saint Bernard : «Souvenez-vous, ô très douce Vierge Marie, qu’on n’a jamais entendu dire qu’aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection ait été abandonné… etc. ». Cette prière, je l’ai récitée, ou plutôt je l’ai criée, non pas une fois, mais quatre ou cinq fois successives. A un moment donné, comme j’étais toujours couché sur le dos et que les obus du tir de barrage ennemi ouvraient des cratères tout autour de moi, la terre projetée en l’air, en retombant, m’emplissait la bouche et je ne pouvais plus lancer ma prière… Je me tournai sur le côté droit et je levais de temps en temps le bras gauche pour donner signe de vie et signaler ma présence… Mais… toujours personne. La nuit maintenant était plus noire. Où donc étaient mes camarades de combat ? J’étais seul,  « couché dessus le sol à la face de Dieu ».

Dessin de Claude Guerini

Soudain j’entends un bruit de pas rapides dans le fourré voisin. Qui était-ce ? Un Français ? Un Allemand ? Peu m’importait dans l’état où j’étais ! Un homme se précipite sur moi : « Comment ? C’est toi ? On m’avait dit que tu étais mort !… Dieu soit béni ! » C’était mon «p’tit Père Quinon», un prêtre brancardier faisant office d’aumônier de bataillon et qui, avec un courage et un sang-froid extraordinaires, parcourait le champ de bataille, après chaque coup dur, pour secourir les blessés. Sans perdre une minute, à l’aide d’un couteau, il coupe les courroies des cartouchières, de la musette, du bidon, de l’outil, du masque à gaz qui enserraient chaque «poilu » comme un paquet mal ficelé. Puis il me fait un pansement sommaire, me dit quelques paroles d’espoir et s’en va à la recherche des brancardiers. Pas facile de les atteindre, dans un bois, la nuit !… Le bombardement a diminué d’intensité mais il tombe encore assez d’obus pour tuer un brave soldat mauriennais qui se disposait à venir me relever. Pour moi, l’attente est longue. Il me tarde d’être sorti de cet enfer. Enfin les brancardiers arrivent. Jusque-là, je n’ai pas souvenance d’avoir beaucoup, beaucoup souffert… Mais quand ces braves Samaritains se saisirent de mon corps pantelant pour l’étendre sur une civière et m’emporter sur leurs épaules, ce fut terrible ! Les os brisés de ma mâchoire s’entrechoquaient ; les branches des arbres me raclaient le visage. La douleur me fit évanouir… pour ne me réveiller qu’au poste ambulancier de la Veuve, près de Reims. Là on me fit une piqûre antitétanique et on me nettoya la bouche à l’aide d’un petit jet d’eau giclant par le trou béant de ma mâchoire brisée. Couvert de terre et de sang, j’étais en bien piteux état !

S’ensuit pour notre jeune François toute une série d’opérations, énucléation (ablation de l’œil), pose d’une prothèse artificielle, plusieurs opérations au niveau des maxillaires…

Ah ! on n’y allait pas par quatre chemins ! Le praticien s’efforçait, non sans mal, de fixer les deux mâchoires à leur place normale. Après quoi on vous plaçait des crochets derrière les dents, en haut et en bas, et on ligotait le tout à l’aide de mince fil de fer ou de laiton. Et le blessé restait ainsi, durant un mois, la bouche fermée… […] notre nourriture n’était composée que de liquides, de soupes et de purées, que l’on faisait passer, en les aspirant, par les interstices des dents. A certains jours, dans le réfectoire de ce Centre de stomatologie, où étaient soignés quelque 400 blessés de la face comme moi, on se serait cru dans une porcherie !… Je n’insiste pas.

C’était triste. Et pourtant la bonne, la saine gaîté française —voire gauloise ! —ne perdait pas ses droits.

Quelques jours après la libération,  François BEAUQUIS sort de l’hôpital et il est renvoyé chez lui.

Comment dire l’émotion qui nous étreignit, quand nous nous revîmes, ma mère et moi !… J’étais parti plein de jeunesse, alerte, fier et joyeux, et je revenais invalide, défiguré, hâve et sans force… mais heureux quand même d’avoir fait mon devoir et d’avoir pour ma modeste part contribué au salut de ma patrie.

Extraits de Petit Florilège brution : souvenirs d’un ancien professeur du Prytanée militaire / F. Beauquis – Imprimerie P. Bellée, Coutances, 1959

BEAUQUIS François né en 1897 à Marcellaz-Albanais (74), dcd en 1979, fille d’Albert Auguste et de Marguerite BEAUQUIS – conjoint : MENTHON Noëlle Joséphine – 0 enfants




Liens familiaux d’hier et d’aujourd’hui

Nous avons parlé du début de vie pas très engageant qu’a connu notre grand-père, Raymond MAÎTRE. Petit rappel des faits : son père décède alors qu’il n’a que 9 ans. Il perd également un à un tous ses frères et soeurs (au nombre de 7). Quand son dernier frère aîné meurt -vraisemblablement de tuberculose-, Raymond n’a que 17 ans.. Il est censé reprendre le rôle d’homme de la famille auprès de sa mère et de sa grand-mère… sauf qu’il est lourdement handicapé. En mars 1921, alors qu’il s’apprête à 28 ans à s’inscrire à la Faculté des Lettres de Besançon, sa grand-mère maternelle, Philomène MAÎTRE, s’éteint à l’âge de 82 ans, très vite suivie par sa fille, Julie MARTINEZ -la mère de Raymond- le 24 décembre 1921. Drôle de cadeau de Noël pour notre jeune ancêtre qui cette fois se retrouve vraiment “seul, sans personne au monde… pour la vie… esseulé seul et solitaire”… ce qui, vous en conviendrez, fait “beaucoup de solitude”.

En général, dans ces moments-là il y a toujours une tante, un oncle, des cousins, de la famille proche sur laquelle on peut s’appuyer. Sauf que Raymond n’a ni cousins, ni oncles, ni tantes encore vivants… Vous y croyez vous à une telle poisse ?

En effet, du côté de sa maman, Julie MARTINEZ, c’est vite plié : elle est la seule survivante de sa génération, sa soeur aînée et son frère cadet n’ayant pas atteint l’âge de deux mois. Et le père de Julie est décédé deux ans après sa naissance. Seule Philomène, comme on l’a vu plus haut, bat des records de longévité. Un fait suffisamment rare dans cette famille, pour être relevé une 2ème fois !

Aldegrin MAÎTRE, père de Raymond, a eu quant à lui deux frères : l’un est décédé à l’âge de 13 ans. Le deuxième, Joseph Amand, a bien eu une vie jusqu’à 71 ans…. mais pas la meilleure qui soit. En tout cas, il n’a eu aucune descendance connue et, vu la vie qu’il a menée, il n’avait certainement ni l’esprit, ni le goût de s’occuper d’un quelconque neveu -pour autant qu’il en ait connu l’existence. Nous aurons l’occasion de nous attarder dans un prochain article sur ce grand-oncle peu recommandable.

Donc manifestement pas de parents proches pour Raymond. Pourtant, la mémoire familiale retient côté MAÎTRE de source sûre plusieurs “cousins” : les LAFON, les CHARIGNY, Riquet MAÎTRE, Bernard ANTOINE. Mais alors qui sont-ils ? des usurpateurs ? des placebo ? Eh bien non, pas du tout ! ils étaient bel et bien des cousins de Raymond, mais des cousins comme on n’en connait plus, soit : au 2ème ou au 3ème degré. Autrement dit, ils avaient en commun des arrière ou des arrière-arrière-grands-parents (AGP / AGM ; AAGP / AAGM). Encore fallait-il le savoir ! Mais à l’époque, on le savait : chacun avait en effet son arbre généalogique en tête et la mémoire de celui-ci se transmettait de génération en génération.

Ainsi, Raymond connaissait très bien ses cousins issus de germains, ou issus d’issus de germains (sic!) et inversement. Il a notamment entretenu durant toute sa vie des liens étroits avec les descendants de la branche François Auguste MAÎTRE / Jeanne Françoise MAÎTRE avec lesquels il partageait les mêmes AGP/AGM.

On compte parmi ces descendants la cousine Modeste Marie Eugénie Joséphine… dite Monique SIBILLE (1899-1987), qui s’est mariée avec Pierre Marcel LAFON et s’est installée à Paris. Ainsi dénommés “les cousins LAFON” mais sans enfants, ils semblent avoir joué un rôle important dans la vie non seulement de Raymond, mais aussi de son épouse, puis de leurs enfants (en tout cas de celle de Bernard, notre père).

De cette même branche, Raymond avait aussi un cousin au second degré nommé Claude Eugène Marius MAÎTRE (1872-1939), qui épousa une Marie Jeanne REUDET (1878-1939) qui, elle, n’était autre que la soeur du premier mari de notre grand-mère. Le couple MAÎTRE / REUDET a eu 4 enfants, dont 2 sont restés proches de Raymond et de sa famille : il s’agit de Marie Antoinette MAÎTRE (1909-1977) qui a épousé un certain André CHARIGNY (1902-2000), peintre bien connu en Franche-Comté. Et son frère, Henri dit Riquet MAÎTRE qui habitait aussi Besançon (25).

Tout porte à penser qu’il est resté également proche de la famille de son parrain et de sa marraine, les GEILLON (Lucien) de Brainans (39), dont les descendants étaient basés plutôt du côté de Poligny. Lucien GEILLON et Raymond avait un couple d’arrières-grands-parents en commun,

Il y avait aussi Bernard ANTOINE (1905-1972), gendarme, qui était lié à Raymond du 3ème au 4ème degré, ce qui veut dire que bien qu’étant sensiblement du même âge ils avaient une génération de différence. Preuve en est de leur attachement : c’est Bernard ANTOINE de Brainans (39) qui fut parrain du premier enfant de Raymond -notre père- et qui lui donna son prénom ainsi que son “patronyme” en 2ème prénom, soit : Bernard Antoine MAÎTRE.

Cette énumération n’est pas exhaustive et Raymond a certainement bénéficié d’autres soutiens familiaux, notamment lors du décès de son père, puis de son frère, soutiens que je n’ai pour l’instant pas réussi à identifier.

Il n’empêche. à ce stade de mes découvertes et au moment d’en faire la synthèse, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur ce qu’aurait été le destin de notre grand-père s’il n’avait pas pu compter sur ces nombreux lointains cousins et cousines. Sans eux, aurait-il eu le courage d’aller de l’avant ? ne se serait-il pas découragé vu les obstacles qui ont jalonné sa route ?

Alors bien sûr, comme on a l’habitude de dire: avec des si on mettrait Paris en bouteille, mais quand même ! Je me dis que cette famille certes lointaine, néanmoins bien identifiée et présente, jouait le rôle d’un 2ème matelas de sécurité en cas de coups durs…. Si ce n’est dans les faits, au moins dans le sentiment que Raymond pouvait éprouver d’être malgré tout entouré et protégé. Ce qui, psychologiquement, on le sait, fait toute la différence.

Autre temps, autres moeurs : aujourd’hui, nous serions bien empruntés si nous devions compter sur des cousins dont nous ne connaissons même plus l’existence. Qui en effet (en dehors de toute démarche généalogique volontaire) est encore capable de citer ses cousins au second ou au troisième degré ? Si l’on maintient encore un lien avec les cousins/cousines directs, il est rare que celui-ci perdure à la génération suivante.

Car la famille aujourd’hui se construit autrement, autour des parents et collatéraux proches, voire de noyaux de familles recomposées, mais aussi autour des amis, des voisins de longue date. Les liens ainsi tissés n’en sont pas moins forts, ni moins solidaires. Et on est entouré d’une pluralité de personnes étrangères à la famille, mais qui sont souvent plus proches que des cousins/cousines.

Alors… est-ce mieux ? est-ce moins bien ? je ne sais pas… et sans doute que cela n’a pas beaucoup d’importance du moment que les relations sont vraies et sincères et qu’elles peuvent être activées en cas de besoin.. Mais je me fais juste la réflexion que contrairement aux liens familiaux, les liens amicaux eux ne se transmettent pas d’une génération à l’autre et qu’ils ne nous ancrent pas non plus dans une histoire et une mémoire communes qui perdurerait au fil du temps…

Et la question que je me pose est la suivante : n’aurions-nous pas perdu là un fil essentiel qui risque de nous faire défaut à un moment ou à un autre ?

MAITRE Raymond né en 1893 à Brainans (39), dcd en 1957, fils de Aldegrin et de MARTINEZ Julie – Conjoint : AYMONIER Rose, 3 enfants (+2 d’un premier mariage de Rose)




La poisse…

Dans l’introduction de cette rubrique, j’ai parlé des petits cailloux que le généalogiste ne manque pas de trouver sur son parcours, comme autant de petits désagréments qui l’enquiquinent mais sans lesquels la généalogie ne serait pas ce qu’elle est.  Car même en présence de ces cailloux, on arrive toujours à avancer d’une manière ou d’une autre en explorant d’autres facettes de la vie de l’ancêtre concerné (militaire, professionnelle, etc.).

En cas de blocage et en ce qui concerne les générations les plus récentes, on fait appel aussi à la mémoire familiale, on se replonge dans les vieux papiers à l’affût du moindre indice qui finit bien par émerger.  Car au fil du temps,  le généalogiste développe une sensibilité accrue aux indices, même –surtout !- les plus insignifiants. Dans l’histoire familiale, il y a souvent des convergences de lieux, de professions,  de personnes qui sont parlantes. On apprend à les repérer, voire même à les pister. Finalement, c’est toujours une affaire de petits cailloux, qui, cette fois, montrent le chemin…

Tout cela pour dire qu’il est rare de rester bloqué sur une même personne très longtemps.

Pourtant, au bout de 7 années de recherches tous azimuts, j’ai l’impression de ne pas avoir beaucoup avancé sur un aïeul qu’il me tient pourtant à cœur de sortir de l’ombre : je veux parler de notre grand-père paternel.

A croire que la malchance nous poursuit même après la mort… Car le moins qu’on puisse dire, c’est que notre grand-père n’a déjà pas eu un début de vie facile. J’aurais l’occasion de détailler ce que j’en connais dans un prochain article mais pour faire bref : né en 1893 et enfant d’une famille nombreuse, Louis Lucien Raymond MAÎTRE a perdu son père, ainsi que ses 7 frères et sœurs, alors qu’il était encore enfant. En 1910, après le décès de son frère aîné, il s’est retrouvé seul  à 17 ans, avec sa mère et sa grand-mère qu’il ne pouvait pas aider aux travaux de la ferme du fait d’un handicap : il est né en effet avec une malformation qui a conduit à l’âge adulte à l’amputation de sa jambe droite. Vous conviendrez qu’on a connu plus joyeux comme début de vie…

Malgré cela,  il a gravi les échelons et il est devenu professeur de lettres anciennes (latin-grec)  à l’Institution Saint-Jean, Square Castan,  à Besançon. Ce qui n’est pas rien pour lui qui venait d’un milieu très modeste, où on était agriculteur de père en fils. Il a épousé celle qui est devenue notre grand-mère et qui, veuve,  était déjà  mère de deux enfants. Ils eurent ensemble 3 garçons, dont notre père… 

Pour des raisons encore floues –mais qui s’éclaircissent au fil de mes recherches -, notre grand-père s’est donné la mort en mars 1957 à une époque où le suicide était encore très mal vu. Suite à cela une sorte de  chape d’oubli a recouvert non seulement sa mort, mais aussi l’ensemble de sa vie.

Le fait de n’avoir plus aucune famille au moment de son mariage (sa mère est décédée alors qu’il avait 27 ans) avait déjà enlevé pas mal d’opportunités de transmission familiale. Même quand les parents sont décédés, la transmission passe en effet parfois par des tantes ou des oncles, des cousins ou cousines, qui là n’existaient pas. Les circonstances de son décès ont fait le reste : aucune information n’est arrivée jusqu’à nous, ses petits-enfants, quant à ses origines, aux évènements qui ont jalonnés sa vie, à sa vie professionnelle, etc. … Comme s’il n’avait existé qu’en pointillé…

Certes, les recherches dans les archives de l’état-civil ont permis de retrouver les dates des principaux évènements et de découvrir l’existence –insoupçonnée- d’une famille nombreuse. On a pu identifier les décès successifs du père,  des 4 frères et des 3 sœurs. Avec les recensements, on arrive à localiser le jeune homme et sa famille à Brainans, puis beaucoup plus tard, seul à Besançon. Le registre matricule de Raymond trouvé dans les archives militaires nous apprend aussi qu’en 1917 il n’était pas encore amputé, mais qu’il a été exempté du fait d’une ankylose complète de la jambe droite

Mais pour moi, ça n’est pas suffisant pour prétendre connaître son aïeul. D’autant que ces quelques résultats entraînent d’autres questions : pourquoi tant de décès dans la même famille ? quelle était l’origine de son handicap ? à quel moment et en quelle occasion a t’il dû se faire amputer ? Dans quel hôpital ? qui a payé ses études ? où est-il allé étudié ? qui était son tuteur ?

Pour effectuer ces recherches, j’ai  déployé les grands moyens et actionné tous les canaux d’informations possibles et imaginables. J’ai consulté ou interrogé   les AD39, les AD25, les archives municipales à Dole et à  Poligny, les archives diocésaines de Besançon, celles de Poligny et enfin la Direction de l’enseignement catholique de Franche-Comté.

Alors oui,  j’ai quand même eu quelques pistes, mais les résultats finaux ne sont en tout cas pas à la hauteur des efforts consentis.  Surtout :  j’ai l’impression que le sort s’acharne sur ce pauvre grand-père déjà malchanceux, en faisant mystérieusement disparaître les archives le concernant. Jugez-en plutôt :

Les listes des élèves de l’école du village (Brainans, dans le Jura) sont introuvables pour les années qui nous intéressent (elles ne sont plus à la mairie, mais pas non plus aux AD39). Rien ne permet donc de confirmer que Raymond MAÎTRE a fréquenté l’école du village. C’est probable mais pas sûr à 100 %.

Concernant sa prise en charge et/ou mise sous tutelle après le décès de son père (Raymond avait alors 8 ans), il existe ce qu’on appelle un conseil de famille établi par le Juge de paix de Poligny qui statue sur ce type de dispositions. J’ai la date et les références de ce document (trouvées dans un acte notarié aux AD39). Malheureusement, on a une lacune chronologique dans les documents de la période concernée, autrement dit : les documents ont été perdus, à moins qu’ils ne soient encore dans un fonds non inventorié des archives communales de Poligny. La demande est en cours mais sans grand espoir qu’elle n’aboutisse.

Pour le collège et le lycée : la mémoire familiale retient que Raymond a fait ses études chez les jésuites. Mais impossible de savoir où exactement : à un moment,  j’avais pensé qu’il avait pu être envoyé au Collège de l’Arc à Dole, car il y a là une maison des orphelins (Raymond ayant perdu son père était considéré comme orphelin). De plus, le collège a été tenu par les jésuites  jusqu’à la moitié du 18ème siècle et  préparait les élèves depuis les petites classes jusqu’au baccalauréat. Raymond aurait pu ainsi y avoir passé toute sa scolarité… Malheureusement, il n’apparait ni sur les listes nominatives des enfants de la maison des orphelins, ni sur les documents liés à l’assistance publique. On peut donc considérer qu’il n’était pas à Dole.

Il m’a été suggéré de regarder du côté de Poligny ; après l’école primaire (vers 12-13 ans), les rares enfants de Brainans qui continuaient leurs études étaient en effet envoyés soit au collège de Poligny soit au Petit Séminaire de Vaux-sur-Poligny.   Les AD39 possèdent peu d’archives du collège (quelques remises de prix et des palmarès) et Raymond n’y est pas mentionné, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y était pas scolarisé.

En ce qui concerne le Petit Séminaire de Vaux-sur-Poligny, l’archiviste du diocèse m’a appris  que les registres se trouvent bien  à Poligny, mais qu’ils n’ont pas encore été inventoriés. Donc non consultables pour le moment… De plus, pour corser un peu plus l’affaire, on m’a fait remarquer que la période où Raymond aurait fréquenté le collège coïncidait avec les persécutions religieuses de 1903-1906 au cours desquelles de nombreuses écoles ont été fermées par le gouvernement (Vaux-sur-Poligny ferme ainsi  en 1907)…

A vrai dire, concernant son parcours scolaire, une seule information intéressante est ressortie de sa fiche matricule (militaire) : Raymond a joué les prolongations à l’école car encore en 1913, soit à l’âge de 20 ans,  il était dit étudiant secondaire domicilié à Brainans.

A l’Université, les choses s’éclairent un peu (côté archives, je veux dire) : les AD25 nous apprennent qu’il s’est inscrit tardivement en licence de philosophie (immatriculation en juin 1922), puis en licence d’histoire (ancienne), qu’il obtient en 1926. Mais aucun dossier d’étudiant le concernant n’est retrouvé. Impossible donc de savoir de quelle école il venait.

Côté professionnel, c’est pour l’instant l’impasse : en principe, les enseignants ont tous un dossier de carrière qui contiennent des informations sur leur parcours scolaire et leur vie familiale. Or, dans notre affaire,  impossible de mettre la main dessus : les AD25 ne conservent que les dossiers des enseignants du public ;  les Archives du diocèse de Besançon n’ont rien sur le personnel de l’institution St-Jean ; la Direction de l’enseignement catholique de Franche-Comté non plus. Bref… on ne sait pas où sont passées ces archives et à vrai dire, je crois que cela ne pose de problèmes à personne, sauf à moi-même.

Voilà donc où on en est… je ne désespère pas un jour de tirer un fil, LE fil,  qui me permettra de remonter la pelote mais pour l’instant, à  chaque coup d’essai, il me vient plutôt l’image du savon qu’on croit saisir et qui toujours nous échappe…

MAÎTRE Louis Lucien Raymond (GP), né en 1893 à Brainans (39), dcd en 1957, fils de Aldegrin Jean Marie (AGPP) et de MARTINEZ Julie Françoise  (AGMP) – conjoint : AYMONIER Marie Rose Joséphine, 3 enfants

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