Jeanne : du moulin de Cohorno à la vie de château…
Elle a exactement 16 ans, 10 mois et 7 jours ; et ce 2 novembre 1911, elle quitte déjà son village, sa famille, ses amis, pour sauter dans l’inconnu. Le poète dit qu’on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, et sans doute ne l’est-elle pas non plus ayant eu la chance de vivre une enfance heureuse au moulin de Cohorno, à Plémy, dans les Côtes d’Armor, avec un papa meunier qui prenait le temps de faire réciter les leçons et de jouer avec ses enfants. C’est une fille vive, espiègle et douée pour les études. Elle a obtenu son certificat d’études, ce qui était rare pour une fille, et elle était toujours classée deuxième aux examens du canton… “Comme Poulidor”, dira t’-elle. Mais c’est aussi une jeune fille rêveuse. Chargée de mener les bêtes au champ et ne sachant que faire de ses mains attacha la queue de 2 vaches ensemble. Elle ne se rendit compte de sa bévue qu’au moment où le troupeau commença à s’éparpiller…
Mais pour l’heure, sérieuse ou pas, Jeanne se trouve bel et bien face à la réalité : 4ème d’une famille de 8 enfants, elle est en route pour Lens à plus de 600 km de là où elle s’apprête à servir comme gouvernante dans une riche famille. Certes elle n’est ni la première, ni la dernière, à « partir voyager » comme on dit. Beaucoup de jeunes filles ou de jeunes mères partent se placer à Paris, Toulouse, Biarritz, ou en Belgique comme cuisinières, bonnes ou nourrices « sur lieu », ces dernières étant les moins bien loties car elles abandonnent alors leur propre nourrisson tout juste sevré, ainsi que leurs autres enfants pour s’occuper du frère de lait. Les bretonnes sont en effet très recherchées par les familles de Paris et du Nord, notamment celles venant de Côtes d’Armor. Dans le village à côté, à Ploeuc, il existe même depuis 1889 une agence de placement pour les nourrices. “Se placer hors du pays” est donc de bon ton en ce début de 20ème siècle, surtout que cela soulage la charge de familles souvent nombreuses.
Pour autant, il faut qu’elle ait bien du courage, notre petite Jeanne pour braver l’inconnu, elle qui n’a jamais quitté son environnement que pour aller à Lamballe, à 20 km de là, vendre des bêtes avec son père.
A-t-elle choisi de partir ? la question n’a pas lieu d’être car à ce moment-là, le luxe du choix n’existe pas. Elle a certainement été encouragée à le faire. En réalité, sa sœur Victorine, de 6 ans son aînée, a déjà été placée pendant 3 ans à Lille chez la famille DELCOURT pour s’occuper des enfants. Et c’est cette famille qui a contacté la maman (de Victorine et Jeanne) pour savoir si elle connaissait une jeune fille pour un couple d’amis. De là à y voir une opportunité à saisir, il n’y a qu’un pas…
C’est l’occasion de faire un apport d’argent car on peut imaginer que Jeanne en enverra régulièrement à ses parents. C’est surtout l’occasion –mais la jeune fille à ce moment-là n’en mesure pas les conséquences pour elle- de sortir d’une trajectoire de vie très prévisible, consacrée aux travaux des champs et à des tâches exigeantes et peu gratifiantes. L’occasion de s’élever socialement, même si jusqu’à la fin de sa vie elle ne reniera jamais ses origines et saura toujours rester très humble.
Donc… cap sur Lens ! Le voyage commence à L’Hermitage-Lorge, où elle est amenée par son frère aîné et le meilleur copain de celui-ci, Louis MORIN qui deviendra par la suite son fiancé, puis son époux… Elle prend un train qui l’amène à Saint-Brieuc, où elle doit attraper un autre train de nuit qui l’amène à Paris, gare Montparnasse. De là, elle doit se rendre en taxi à la gare du Nord pour prendre le train pour Lens, avec encore un changement à Arras.
Arrivée là-bas, elle est accueillie par une grande dame élégante, qui s’avère être sa future patronne. Il s’agit de Madame Marguerite-Marie SPRIET, fille d’Auguste BONTE, riche négociant lillois, président du tribunal de commerce de Lille, officier de réserve dans l’artillerie. Le mari, Charles SPRIET, est ingénieur des mines. Quand Jeanne arrive dans la famille en 1911, il y a un seul enfant, une petite fille nommée Geneviève. Elle sera très vite rejointe par un garçon en janvier 1912, puis un autre en 1913, en 1914 et en 1915, une fille en 1917, etc. (il y en aura 11 en tout, mais durant son service de 7 années, notre Jeanne s’occupera de 6 enfants, ce qui est déjà pas mal…
Ecoutons-la nous parler de son expérience :
Je garde un bon souvenir de Lens. La maison située Rue du 14 juillet était une jolie demeure bourgeoise. Il y avait un petit jardin, des domestiques, une cuisinière, une femme de chambre, un cocher, (les autos sont venues plus tard). […] Nous allions à Lambersart tous les 15 jours, chez M. Bonte, le père de Mme Spriet, qui habitait un beau château, avec un immense parc et beaucoup de personnel. C’est dans le luxe que j’ai appris la simplicité d’une vie vraie, où chacun trouvait sa place en restant lui-même. Les domestiques, comme les maîtres, étaient accueillants et dignes. M’occupant des enfants, je vivais avec eux, près de leurs parents. On me servait, sans jamais me faire sentir que j’aurais pu le faire, et le cocher attelait ses chevaux pour aller me conduire à Lille pour faire quelques courses. Il portait mes paquets, toujours avec gentillesse et avec correction.
M. Bonte, ayant été député, et donc très connu, donnait de grands dîners ; c’était fastueux ; c’était toujours le soir. Cela me faisait penser à la cour de Versailles, tout était illuminé, beaucoup de serveurs en habits et gants blancs, tous les plats en argent, la porcelaine de Chine, le cristal étaient sortis.
Les voitures arrivaient ; la concierge prévenait par un coup de cloche et les invités défilaient en grande tenue dans l’immense vestibule, où se trouvaient toutes les portes des salons et des salles à manger. Première réunion au billard, et ensuite, l’un des serveurs annonçait : « M. X donnera le bras à Mme Y » et tous se mettaient à table, et tard dans la nuit, on annonçait « la voiture de Monsieur et Madame Untel est avancée ». Et la petite bretonne que j’étais trouvait cela tout naturel, sans envier qui que ce soit. J’en garde encore un agréable souvenir en trouvant que la vie m’a donné un plus grand bonheur. (1)
Jeanne demeurera sept ans au service des SPRIET, dont pendant la guerre où elle et Mme SPRIET ont dû déménager 27 fois avec les enfants (le mari et père, était alors mobilisé) : Le Tréport, puis Ruffec en Charente, puis Jarnac, Saint-Cloud, Versailles, Lille, etc. Elle restera toujours très unie avec Mme SPRIET et les 6 enfants qui sont souvent venus la voir dans les Landes.
(1) extrait du premier cahier écrit par Jeanne en 1980 à Banos.
Voir aussi la Photothèque des personnes et des lieux
GICQUEL Jeanne, née en 1894 à Plémy (22), dcd en 1983 à Banos (40), fille de Mathurin François et de AGAR Victorine Anne , Conjoint : MORIN Louis, né en 1891 à Ploeuc-sur-Lié (22), dcd en 1973 à Banos (40), mariés le 15 décembre 1918 à Plémy (22), 3 enfants.
Sources : Toinard, Roger, Du trou noir à l’embellie ou l’histoire de l’émigration costarmoricaine de la Révolution à nos jours, sl, 2012, 438 p.
A lire : Donatienne de René Bazin, publié en 1903, qui parle de la -triste- destinée d’une mère de famille de Ploeuc partie se placer comme nourrice à la ville pour aider financièrement sa famille